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NOTICE.

Caractères moraux (hoixoì xapaxtñpes), tel est le titre du livre que la Bruyère a traduit, et qui est attribué avec raison, ce nous semble, à Théophraste. Ne possédons-nous qu'une partie de l'original grec? Les chapitres qui nous ont été conservés sontils, comme le veut la Bruyère 1, « le commencement d'un plus long ouvrage que Théophraste avoit entrepris? » ou bien faut-il y voir des extraits faits par d'anciens rhéteurs? Nous n'entrerons pas ici dans cette discussion. Une chose est hors de doute, c'est que les manuscrits nous ont transmis un texte corrompu par des interpolations, des retranchements, des déplacements, des altérations de tout genre.

Les Caractères de Théophraste n'étaient guère connus que des savants lorsque la Bruyère entreprit de les traduire. Jérôme de Bénévent les avait déjà mis en français au commencement du dix-septième siècle; mais sa version était tombée si rapidement dans l'oubli que la Bruyère lui-même, si je ne me trompe, en ignorait l'existence.

C'était aux traductions latines que recouraient ceux qui ne pouvaient lire Théophraste en grec. La meilleure était celle. d'Isaac Casaubon; elle avait paru pour la première fois en 1592, accompagnée d'un excellent commentaire, que l'auteur améliora encore dans les éditions qui suivirent 3.

1. Voyez ci-après le Discours sur Théophraste, p. 13.

2. Les Characteres des mœurs, traduicts du grec de Theophraste, par H. de Benevent, Parisien, thresorier général de France en Berry, Paris, 1613.

3. Theophrasti Characteres ethici, sive descriptiones morum. Isaacus

Si l'on veut comparer la traduction de la Bruyère à l'original grec, il faut se servir du texte de l'une des éditions de Casaubon, et non de celui des éditions modernes, que des variantes, des additions et des déplacements ont modifié très notablement. Nous ne relèverons pas les changements que les conjectures des érudits et la découverte de quelques manuscrits ont fait subir au texte qu'a connu notre auteur: tels il nous les a donnés, tels nous accepterons les Caractères de Théophraste. Comment a-t-il compris ses devoirs d'interprète? Peut-on se rendre compte des procédés de son travail et de la manière dont il a fait sa traduction? Quels livres avait-il sur sa table? Quels sont ceux dont il s'est principalement aidé! Voilà les questions que nous nous sommes faites et auxquelles nous avons cherché quelques réponses, ainsi qu'on le verra çà et là dans nos annotations.

Et d'abord, la Bruyère savait-il le grec, comme il savait le latin?« Certains censeurs de livres, dit Coste1, se sont mis dans l'esprit que la Bruyère n'avoit traduit Théophraste que d'après quelque version latine. Je ne sais sur quoi ils fondent ce préjugé; car pourquoi un gentilhomme de Monsieur le Prince. n'auroit-il pas pu lire et entendre cet auteur en grec, tout aussi bien qu'un docteur, qu'un professeur en théologie, en philosophie ou en belles-lettres? » A Chantilly, comme à Versailles et à Paris, les gens qui savaient le grec étaient rares: Coste fait donc aux gentilshommes de Monsieur le Prince l'honneur d'une érudition à laquelle, sans aucun doute, ils ne pretendaient point; et s'il eût su que la Bruyère avait été l'un des maîtres du duc de Bourbon avant d'être l'un des gentilshommes de Monsieur le Prince, il aurait assurément tiré de ce premier titre une meilleure argumentation.

Quoi qu'il en soit, la Bruyère, comme Racine et Boileau,

Casaubonus recensuit, in latinum sermonem vertit, et libro commentario illustravit, Lyon, 1592, 1599, 1612, 1617, 1638, etc. La première édition ne contenait que vingt-trois chapitres des Caractères; dans la seconde, Casaubon publia et commenta cinq nouveaux chapitres, tirés de l'un des quatre manuscrits de la biblothèque de l'électeur palatin, dont la Bruyère parle dans son Discours sur Théophraste Voyez ci-après, p. 14 et note 2.

1. Avertissement de son édition de la Bruyère, de 1740, p. vi.

avait appris le grec; il n'était pas réduit à en croire toujours et partout les traducteurs latins sur parole; il pouvait remonter à l'original : à défaut d'autres preuves, nous en trouverions une dans un contre-sens que lui seul a commis et qu'aucune des versions antérieures à la sienne n'a pu lui suggérer (voyez ciaprès, p. 86, note 1). Il savait le grec toutefois moins bien qu'un docteur : le contre-sens dont il s'agit suffirait encore à le démontrer.

La Bruyère, avons-nous dit, n'a pas fait usage de la traduction de Bénévent; il a de même négligé les traductions qui avaient paru en langue étrangère; mais chaque page, chaque ligne même de sa traduction, et presque toutes les notes qu'il met discrètement à côté du texte, pour l'éclaircir et non pour faire parade d'une érudition qui lui coûte peu, nous apportent une preuve nouvelle qu'il avait sous les yeux la version et le commentaire de Casaubon.

Cette traduction et ce commentaire ne s'accordent pas toujours, et le commentaire donne souvent sur un même passage des conjectures diverses, et parfois contradictoires, entre lesquelles il y a lieu d'hésiter: la Bruyère adopte, après examen, celle qui lui paraît la plus vraisemblable; il est un endroit pourtant, où, dans l'embarras du choix, nous le voyons en rendre plusieurs à la fois, sans prévenir le lecteur qu'il allonge Théophraste. Ce n'est que par exception qu'il abandonne son guide habituel, pour aller chercher dans la traduction de Politien ou dans celle de Furlanus l'interprétation à laquelle il s'arrêtera; plus rarement encore, soit qu'il ne

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1. Nous citerons du moins, parmi les traductions auxquelles la Bruyère, nous nous en sommes assuré, n'a fait aucun emprunt, une traduction italienne d'Ansaldo Ceba (Gênes, 1620), et une traduction anglaise que J. Healey publia en 1616, à Londres, dans l'ouvrage qui a pour titre : Epictetus, Manuall; Cebes, Table; Theophrastus, Characters.

2. Voyez ci-après, p. 69, note 6.

3. Oεоppάotoυ yaрaxτñpes, cum interpretatione latina, Basileæ, in officina And. Cratandri, 1631. Ange Politien était l'auteur de la traduction, comme le dit le titre de l'édition de Paris, de 1583. 4. La traduction de Furlanus fait partie de l'ouvrage qui a pour titre

Theophrasti Eresii.... pleraque antehac latine nunquam, nune

Si l'on veut comparer la traduction de la Bruyère à l'original grec, il faut se servir du texte de l'une des éditions de Casaubon, et non de celui des éditions modernes, que des variantes, des additions et des déplacements ont modifié très notablement. Nous ne relèverons pas les changements que les conjectures des érudits et la découverte de quelques manuscrits ont fait subir au texte qu'a connu notre auteur: tels il nous les a donnés, tels nous accepterons les Caractères de Théophraste. Comment a-t-il compris ses devoirs d'interprète ? Peut-on se rendre compte des procédés de son travail et de la manière dont il a fait sa traduction ? Quels livres avait-il sur sa table? Quels sont ceux dont il s'est principalement aidé! Voilà les questions que nous nous sommes faites et auxquelles nous avons cherché quelques réponses, ainsi qu'on le verra çà et là dans nos annotations.

Et d'abord, la Bruyère savait-il le grec, comme il savait le latin?« Certains censeurs de livres, dit Coste1, se sont mis dans l'esprit que la Bruyère n'avoit traduit Théophraste que d'après quelque version latine. Je ne sais sur quoi ils fondent ce préjugé; car pourquoi un gentilhomme de Monsieur le Prince n'auroit-il pas pu lire et entendre cet auteur en grec, tout aussi bien qu'un docteur, qu'un professeur en théologie, en philosophie ou en belles-lettres? » A Chantilly, comme à Versailles et à Paris, les gens qui savaient le grec étaient rares: Coste fait donc aux gentilshommes de Monsieur le Prince l'honneur d'une érudition à laquelle, sans aucun doute, ils ne pretendaient point; et s'il eût su que la Bruyère avait été l'un des maîtres du duc de Bourbon avant d'être l'un des gentilshommes de Monsieur le Prince, il aurait assurément tiré de ce premier titre une meilleure argumentation.

Quoi qu'il en soit, la Bruyère, comme Racine et Boileau,

Casaubonus recensuit, in latinum sermonem vertit, et libro commentario illustravit, Lyon, 1592, 1599, 1612, 1617, 1638, etc. La première édition ne contenait que vingt-trois chapitres des Caractères; dans la seconde, Casaubon publia et commenta cinq nouveaux chapitres, tirés de l'un des quatre manuscrits de la biblothèque de l'électeur palatin, dont la Bruyère parle dans son Discours sur Théophraste Voyez ci-après, p. 14 et note 2.

1. Avertissement de son édition de la Bruyère, de 1740, p. vi.

avait appris le grec; il n'était pas réduit à en croire toujours et partout les traducteurs latins sur parole; il pouvait remonter à l'original : à défaut d'autres preuves, nous en trouverions une dans un contre-sens que lui seul a commis et qu'aucune des versions antérieures à la sienne n'a pu lui suggérer (voyez ciaprès, p. 86, note 1). Il savait le grec toutefois moins bien qu'un docteur : le contre-sens dont il s'agit suffirait encore à le démontrer.

La Bruyère, avons-nous dit, n'a pas fait usage de la traduction de Bénévent; il a de même négligé les traductions qui avaient paru en langue étrangère; mais chaque page, chaque ligne même de sa traduction, et presque toutes les notes qu'il met discrètement à côté du texte, pour l'éclaircir et non pour faire parade d'une érudition qui lui coûte peu, nous apportent une preuve nouvelle qu'il avait sous les yeux la version et le commentaire de Casaubon.

Cette traduction et ce commentaire ne s'accordent pas toujours, et le commentaire donne souvent sur un même passage des conjectures diverses, et parfois contradictoires, entre lesquelles il y a lieu d'hésiter : la Bruyère adopte, après examen, celle qui lui paraît la plus vraisemblable; il est un endroit pourtant, où, dans l'embarras du choix, nous le voyons en rendre plusieurs à la fois, sans prévenir le lecteur qu'il allonge Théophraste. Ce n'est que par exception qu'il abandonne son guide habituel, pour aller chercher dans la traduction de Politien 3 ou dans celle de Furlanus l'interprétation à laquelle il s'arrêtera; plus rarement encore, soit qu'il ne

1. Nous citerons du moins, parmi les traductions auxquelles la Bruyère, nous nous en sommes assuré, n'a fait aucun emprunt, une traduction italienne d'Ansaldo Ceba (Gênes, 1620), et une traduction anglaise que J. Healey publia en 1616, à Londres, dans l'ouvrage qui a pour titre : Epictetus, Manuall; Cebes, Table; Theophrastus, Characters.

2. Voyez ci-après, p. 69, note 6.

3. OEоppάSTOU yaрxxtйpes, cum interpretatione latina, Basileæ, in officina And. Cratandri, 1631. Ange Politien était l'auteur de la traduction, comme le dit le titre de l'édition de Paris, de 1583. 4. La traduction de Furlanus fait partie de l'ouvrage qui a pour titre

Theophrasti Eresii.... pleraque antehac latine nunquam, nune

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