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Le rôle de Mercy auprès de Marie-Antoinette.

J'ai essayé dans l'Histoire du Petit-Trianon de crayonner la physionomie de tous les personnages qui entouraient la reine. Bien que Mercy se tint volontairement en dehors de la société des favoris, il mérite d'être compté parmi les familiers de cette princesse et sa place était marquée dans cette galerie d'esquisses. Cependant comme sa vie, suivant l'expression d'un de ses derniers biographes, était alors très mal connue, j'ai préféré m'abstenir. Aujourd'hui les informations sont plus complètes, et l'on peut se risquer à juger l'influence qu'il exerça sur Marie-Antoinette.

Mercy fut jusqu'à son dernier moment un serviteur intelligent, actif et dévoué de la maison d'Autriche pour laquelle on peut dire qu'il est mort à la peine. Il avait le souci incessant de ses intérêts et la passion de sa grandeur. Ambassadeur de l'empereur auprès de la cour de Versailles, il voulait la France forte, ordonnée et prospère, parce qu'elle était l'alliée de l'Autriche et qu'une alliée puissante était un soutien pour celle-ci. Depuis qu'une archiduchesse était montée sur le trône de France il ne tendait qu'à un but: obtenir pour cette princesse la prépondérance dans l'Etat et gouverner la France par elle pour la plus grande gloire de l'Autriche. On voyait déjà poindre ce dessein dans ses lettres. à Marie-Thérèse, alors que la reine, à ses débuts, ne songeait qu'aux amusements de la jeunesse. Il accuse de plus en plus les lignes maîtresses de son plan à mesure que la souveraine prend de l'âge et que les événements se développent.

Pour cela, il fallait d'abord que Marie-Antoinette eût une situation incontestée, respectée, et qu'elle montrât des qualités solides et sérieuses. Mais, sous ce rapport, le nouveau Mentor ne sut pas maîtriser son Télémaque féminin. La reine demeura dissipée et perdit plutôt qu'elle ne gagna en considération. Le prédicateur avait-il vraiment. tout ce qu'il fallait pour en imposer à une jeune femme railleuse et indocile? « Comme la plupart des grands seigneurs de ce temps », disent les éditeurs de la nouvelle Correspondance secrète (1), « M. de Mercy, qui d'ailleurs ne fut jamais marié, avait choisi une maîtresse dans le

(1) Introduction.

monde des théâtres, et, ce qui était assez rare, cette liaison dura longtemps; elle ne fut pas ignorée des contemporains ». Quand l'ambassade était établie au Petit Luxembourg, il avait logé Mlle Rosalie Levasseur, chanteuse de l'Opéra, dans une maison de la rue des Fossoyeurs (1) qui communiquait avec son habitation par un souterrain; et lorsqu'il s'y rendait, dit l'Observateur anglais, « M. l'ambassadeur était censé dans de grandes affaires ». Plus tard, il lui donna, non loin du splendide bâtiment qu'il avait fait élever pour lui sur le boulevard, un joli hôtel. Il acheta, en outre, un domaine à Chennevières (2), où il réunit << un amas considérable de toutes les qualités de vins les plus recherchés et les plus chers; il s'en trouvait, dit-il lui-même, de douze à quinze mille bouteilles pour une valeur de 52.446 livres », et sa maitresse, précédée de son âne favori qu'on menait en laisse, se rendait à cette maison de campagne dans un équipage tapageur. Comme il ne faisait rien d'ailleurs que par raison démonstrative, il expliquait gravement à Marie-Thérèse que « sa santé exigeait un régime... consistant dans de fréquents délassements d'esprit et dans beaucoup d'exercice du corps. J'ai donc absolument besoin, conclut-il, d'avoir des intervalles de dissipation ». La reine aussi pensait qu'elle avait besoin de dissipation et trouvait sans doute ses plaisirs plus innocents que ceux de son Mentor.

Mercy dit quelque part en parlant des favoris: « Aucun d'eux n'ose m'attaquer auprès de la reine » (3). Soit, on n'osa pas, je veux bien, le battre directement en brèche; mais, s'il crut qu'on se priva de rapporter à la reine toutes les histoires plaisantes qui couraient sur lui et sur sa maîtresse, qu'on lui laissa ignorer les infidélités de Rosalie avec les danseurs Nivelon et Gardel le jeune, avec la basse-taille Chéron, avec le paillasse de Nicolet, il était vraiment plus naïf qu'il n'est permis à un diplomate de son âge (4). Et il dut monter à la tête moqueuse de Marie-Antoinette plus d'une bouffée de gaité, quand, à son théâtre de Trianon, elle pouvait voir à la fois, dans une loge, le sentencieux Mercy, et sur la scène, l'actrice au nez relevé,

à la taille, à la mine,

Fière et friponne, imposante et mutine,

qui avait triomphé de sa froideur connue. D'autre part, les allures

(1) Actuellement Servandoni.

(2) Seine-et-Oise.

(3) Correspondance secrète, t. I, p. S.

(4) Il était né en 1727.

empesées de l'ambassadeur, sa politesse excessive, «< sa réserve qui lui donnait un air de hauteur et de mépris,... son affectation dans sa parure » (il était couvert de pierreries),... « son goût pour les odeurs », frisaient d'assez près le ridicule (1). Il est probable que la société de Trianon ne redoutait guère ses attaques et qu'une raillerie détruisait facilement l'effet de ses sermons.

S'il échoua dans cette partie de son programme, l'ambassadeur réussit davantage, et pour le malheur de la reine, à faire de cette princesse un instrument de ses intrigues politiques. Les deux volumes de la nouvelle Correspondance secrète démontrent surabondamment qu'il imposa plus d'une fois par elle ses volontés au cabinet de Versailles, au détriment des intérêts français. Dans cette voie, il garda si peu de mesure que la reine ne tarda pas à être compromise. Il s'étonne de l'hostilité générale qui éclata contre elle. « Il est inconcevable », dit-il, <«<et on ne peut exprimer jusqu'où se porte l'animadversion du public contre cette auguste princesse » (2). Quand il entendit à Saint-Cloud (3) le peuple de Paris jeter à la reine le sobriquet d'Autrichienne, compritil qu'il avait sa part de responsabilité dans ce déchaînement? J'en doute. Jamais il ne semble avoir songé que, devenue femme du roi de France et mère du dauphin, elle devait s'efforcer de mériter le nom de Française. Pour lui, c'était avant tout une archiduchesse d'Autriche, obligée autant que lui, plus même que lui, puisqu'elle était de la famille impériale, à ce qu'il appelait si pompeusement l'« auguste service ».

(A suivre.)

(1) Correspondance secrète. Introduc

G. DESJARDINS.

(2) Correspondance secrète. Mercy à Jo

tion. E. Welvert. Mercy-Argenteau a-seph II, 14 septembre 1788, t. II, p, 196. t-il épousé Rosalie Levasseur ? Etude très (3) L'achat de Saint-Cloud coûta six intéressante et abondamment documen- millions, t. Ier, p. 314. tée publiée dans le tome 1er des Archives historiques et artistiques, p. 140.

UN

MOMENT D'HUMEUR DE MLLE BERTIN

Les Mémoires secrets donnent, à la date du 8 septembre 1781 (1), le récit d'une scène assez vive qui avait eu lieu, quelques mois auparavant, dans l'un des salons du château de Versailles, entre Mile Rose Bertin et l'une de ses anciennes ouvrières, devenue pour elle une rivale, Mile Charlotte Picot. Elle prouverait, au besoin, que la fameuse marchande de modes de la reine Marie-Antoinette, accoutumée à traiter « d'égale à égale avec les princesses (2) », oubliait parfois ses habitudes de cour et, comme l'observe judicieusement l'auteur de la Biographie universelle (3), « se livrait à des excès un peu scandaleux de colère ». Voici comment la chose est racontée :

« On a parlé plusieurs fois de la De Bertin, si célèbre depuis qu'elle a l'honneur d'ètre marchande de modes de la Reine. Elle avait pour première fille de boutique Me Picot, ouvrière extrêmement adroite, intelligente, et surtout très intriguante. Celle-ci s'est prévalue de son talent pour s'établir, et a bientôt enlevé la plupart des pratiques de son ancienne bourgeoise. La Dule Bertin furieuse, l'ayant un jour rencontrée à Versailles dans la galerie, l'a injuriée et lui a craché au visage. Procès, en conséquence, à la Prévôté de l'hôtel; factum de part et d'autre, dont le plus plaisant est celui de la De Bertin, de la façon de Me Coqueley de Chaussepierre, dit-on; enfin, est intervenu un juge

(1) Mémoires secrets. Londres, 1782. | qui frisait l'impertinence quand on ne Tome XVIII, p. 25. la tenait pas de très court et qui deve(2) Mémoires de la baronne d'Oberkirch. nait insolent pour le peu qu'on ne la Paris, 1853. Tome Ier, p. 181. Et ail-clouat pas à sa place ». Tome II, p 62. leurs « Le jargon de cette demoiselle : MICHAUD, Biographie universelle. T. IV, était fort divertissant ; c'était un singu- verbo Bertin. lier mélange de hauteur et de bassesse,

ment le lundi 3 septembre, qui fait défenses à la De Bertin de récidiver, la condamne à 20 livres d'aumône envers le Roi, et à tous les dépens. On trouve que, vu le lieu où l'insulte a été commise, le délit n'est pas assez puni» (1).

La Biographie universelle, empruntant d'ailleurs ses renseignements aux Mémoires secrets, ajoute qu'il y eut « appel au Grand Conseil et plaidoiries où les avocats s'égayèrent sur le compte de ces demoiselles. L'arrêt devait intervenir le 12 décembre; mais la Reine assoupit. l'affaire » (2). Les Mémoires secrets avaient dit plus simplement : « L'affaire devait intervenir mercredi dernier, c'est-à-dire aujourd'hui; mais la Reine, dont on connaît les bontés pour Mile Bertin, sa marchande de modes, a fait écrire à M. de Nicolaï, le premier Président de cette Cour, de venir, avant de passer outre, lui rendre compte de l'état où l'affaire en était. La cause, en conséquence, a été remise à huitaine » (3). Est-ce attacher à cette affaire, puisque affaire il y a, une importance exagérée que d'indiquer à quelle occasion, quel jour et dans quel salon Me Bertin céda ainsi à un moment d'humeur qu'elle regretta sans doute plus tard? Quelques documents inédits, conservés aux archives départementales de Seine-et-Oise (4), permettent de préciser les faits et de rétablir les dates.

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Laissons d'abord la parole à la victime, qui formule sa plainte en ces termes :

« A Monsieur le lieutenant général civil, criminel et de police de la Prévôté de l'Hôtel du Roy et Grande Prévôté de France au siège de Versailles.

Supplie humblement Charlotte Picot, fille majeure, marchande de modes, demeurante à Paris, rue Saint-Honoré, à la Corbeille-Galante, paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois, disant qu'ayant fourni des habits aux dames de Vassy, qui ont été présentées à la Cour le quinze avril présent mois, jour de Pâques, la supliante s'est rendue dans la matinée du même jour à Versailles, à l'effet d'y faire ses affaires. Après

(1) Mémoires secrets. Tome XVIII, p. 25. (2) MICHAUD. Biographie universelle, loc. cit.

(3) Mémoires secrets. Ibidem, p. 180.

(4) Arch. dép. de Seine-et-Oise. Série B. Prévôté de l'Hôtel. Procédures de 1782 et Registre des audiences de 1781-1782.

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