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vous ne vous seriez servie de cette voiture, si vous ne m'aviez point quittée, et que M. de Grignan fût resté dans sa Provence. Madame de Lafayette craint toujours pour votre vie : elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi à cause de vos perfections; et, quand elle est douce, elle dit que ce n'est pas sans peine; mais enfin cela est réglé et approuvé : cette justice la rend digne de la seconde, elle l'a aussi; la Troche s'en meurt. Je vais toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne; il est vrai que nous ferons des vies bien différentes : je serai troublée dans la mienne par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de juillet; cela me déplaît fort. Votre frère n'y sera plus en ce temps-là. Ma fille, vous souhaitez que le temps marche pour nous revoir; vous ne savez ce que vous faites, vous y serez attrapée : il vous obéira trop exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n'en serez plus la maîtresse. J'ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m'en suis repentie; et, quoique le temps ne m'ait pas fait tout le mal qu'il fait aux autres, il ne laisse pas de m'avoir ôté mille petits agréments, qui ne laissent que trop de marques de son passage. Vous trouvez donc que vos comédiens ont bien de l'esprit de dire des vers de Corneille. En vérité, il y en a de bien transportants; j'en ai apporté ici un tome qui m'amusa fort hier au soir. Mais n'avez-vous point trouvé jolies les cinq ou six fables de La Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai envoyés? Nous en étions ravis l'autre jour chez M. de La Rochefoucauld; nous apprimes par cœur celle du Singe et du Chat

D'animaux malfaisants c'était un très-bon plat.

Ils n'y craignaient tous deux aucun, tel qu'il pût être.
Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage :

Bertrand dérobait tout; Raton, de son côté,

Était moins attentif aux souris qu'au fromage.

Et le reste. Cela est peint; et la Citrouille, et le Rossi

gnol, cela est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles bagatelles, c'est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un billet admirable à Brancas; il vous écrivit l'autre jour une main tout entière de papier : c'était une rapsodie assez bonne; il nous la lut à madame de Coulanges et à moi. Je lui dis : envoyez-la moi donc tout achevée pour mercredi; il me dit qu'il n'en ferait rien, qu'il ne voulait pas que vous la vissiez ; que cela était trop sot et trop misérable. Pour qui nous prenez-vous ? vous nous l'avez bien lue. Tant y a que je ne veux pas qu'elle la lise : voilà toute la raison que j'en ai eue; jamais il ne fut si fou. Il sollicita l'autre jour un procès à la seconde des enquêtes; c'était à la première qu'on le jugeait : cette folie a fortréjoui les sénateurs; je crois qu'elle lui a fait gagner son procès. Que dites-vous, mon enfant, de l'infinité de cette lettre? si je voulais, j'écrirais jusqu'à demain. Conservez-vous, c'est ma ritournelle continuelle; ne tombez point, gardez quelquefois le lit. Depuis que j'ai donné à ma petite une nourrice comme celle du temps de François Ier, je crois que vous devez honorer tous mes conseils. Pensez-vous que je n'aille point vous voir cette année ? J'avais rangé tout cela d'une autre façon, et même pour l'amour de vous; mais votre litière me dérange tout le moyen de ne pas courir cette année, si vous le souhaitez un peu? Hélas! c'est bien moi qui dois dire qu'il n'y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait triomphe sur ma cheminée; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à Paris, et à la cour, et à Livry; enfin, ma fille, il faut bien que vous soyez ingrate : le moyen de rendre tout cela? Je vous embrasse et vous aime, et vous le dirai toujours, parce que c'est toujours la même chose. J'embrasserais ce fripon de Grignan, si je n'étais fâchée contre lui.

Maître Paul mourut il y a huit jours; notre jardin en est tout triste.

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Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres rochers: peuton revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables; mais il y en a de si vifs et de si tendres, qu'on a peine à les supporter; ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme le mien?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas compatibles; c'est une chose étrange que les grands voyages: si l'on était toujours dans le sentiment qu'on a, quand on arrive, on ne sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on oublie; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées : Dieu permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande joie que je puisse recevoir dans ma vie : mais quelles pensées tristes de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en plus votre sagesse; quoiqu'à vous dire le vrai, je sois fortement touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons les choses d'une autre manière; il faut bien l'espérer, car, sans cette consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries dans ces bois, d'une telle noirceur, que j'en reviens plus changée que d'un accès de fièvre. Il me paraît que vous ne vous êtes point trop ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils; Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort bien habillés, un ruban neuf à la cravate; ils vont en très-bon ordre nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident M. l'abbé avait mandé que nous arriverions le mar

di, et puis tout d'un coup il l'oublie; ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du soir; et, quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on eût mis une armée en campagne pour nous recevoir ce contre-temps nous a fâchés; mais quel remède? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle du Plessis est tout justement comme vous l'avez laissée; elle a une nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c'est un bel-esprit qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de Tarente 2. J'ai fait dire méchamment par Vaillant que j'étais jalouse de cette nouvelle amitié, que je n'en témoignerais rien; mais que mon cœur était saisi : tout ce qu'elle dit là-dessus est digne de Molière; c'est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et comme elle détourne adroitement la conversation pour ne point parler de ma rivale devant moi je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits arbres sont d'une beauté surprenante; Pilois 3 les élève jusqu'aux nues avec une probité admirable: tout de bon, rien n'est si beau que ces allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une manière de devise qui vous convenait : voici un mot que j'ai écrit sur un arbre pour mon fils qui est revenu de Candie, vago di fama : n'est-il point joli pour n'être qu'un mot? Je fis écrire encore hier, en l'honneur des paresseux bella cosa far niente. Hélas, ma fille, que mes lettres sont sauvages! Où est le temps que je parlais de Paris comme les autres? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez; et voyez ma confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les autres. La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre abbé est toujours admira

3

'Mademoiselle du Plessis-d'Argentré. Le château d'Argentré est à une lieue des Rochers.

2 Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.

Jardinier des Rochers.

ble; mon fils et La Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi d'eux; nous nous cherchons toujours; et, quand les affaires me séparent d'eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous passionnément; je crois qu'ils vous écriront: pour moi, je prends les devants, et n'aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi toujours : c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié : je vous le disais l'autre jour; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse, quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.

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Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois; et comment se peut-il que je n'en aie seulement pas une? Ah! ma fille, de quelque endroit que vienne ce retardement, je ne puis vous dire ce qu'il me fait souffrir. J'ai mal dormi ces deux nuits passées; j'ai renvoyé deux fois à Vitré, pour chercher à m'amuser de quelque espérance; mais c'est inutilement. Je vois par-là que mon repos est entièrement attaché à la douceur de recevoir de vos nouvelles. Me voilà insensiblement tombée dans la radoterie de Chesières : je comprends sa peine si elle est comme la mienne, je sens ses douleurs de n'avoir pas reçu cette lettre du 27 on n'est pas heureux quand on est comme lui; Dieu me préserve de son état; et vous, ma fille, préservez m'en sur toutes choses. Adieu, je suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie; quand j'aurai reçu de vos lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de La Rochefoucauld; et la nuit elles deviennent tout-à-fait noires ie sais qu'en dire.

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