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» et nos enjoués sont de contraire avis, mais vous >> vous déclarez du mien. » Citons à l'appui de ce passage celui de Fontenelle, qui s'y rapporte entiérement.

« Corneille vit le goût de son siecle se tourner >> entiérement du côté de l'amour le plus passionné » et le moins mélé d'héroïsme; mais il dédaigna » fiérement d'avoir de la complaisance pour ce » nouveau goût. »

Ces deux passages peuvent donner lieu à plus d'une réflexion. D'abord, on voit bien clairement en quoi consistait l'erreur de Corneille, et en quoi cette erreur était excusable; car je suis persuadé qu'il était de bonne foi. S'il persista dans son opinion, même après les succès de Racine, qui auraient pu le détromper, c'est qu'il avait été trente ans, non-seulement sans maître, mais sans rival. Les morceaux sublimes de ses premieres tragédies en avaient couvert les fautes. Personne n'était en état de lui indiquer les plus essentielles, et nous avons vu l'académie elle-même se méprendre entiérement sur le sujet du Cid. Quand son génie ne lui fournit plus les mêmes beautés, on sentit davantage le vide de ses froides intrigues, où il n'y a d'amour que le nom, de cette galanterie de commande, mêlée à des dissertations politiques : c'est ce qui occasionna le peu de succès de toutes ses dernieres pieces; mais c'est aussi ce dont il ne paraît pas s'être aperçu dans les examens qu'il en fait. Soit qu'il cherchât à se tromper lui-même, soit qu'en effet ses connaissances ne fussent pas plus étendues, il ne touche jamais dans ses examens le véritable point de la question. Il attribue ses disgraces, tantôt au refus d'un suffrage illustre, tantôt au changement de goût dans le public; une autre fois, à certaines opinions: il disserte longuement sur l'unité de tems et de lieu, deux choses qui ne feront jamais le sort d'un ouvrage,

et il

ne parle pas de la froideur et de l'ennui, les deux vices mortels et irrémédiables dans la poésie dramatique. Il ne veut jamais voir que cette froideur et cet ennui tiennent principalement à ce que l'amour, quoi qu'il en dise, fait le noeud de toutes ses pieces, sans en excepter une seule, et que cet amour n'est presque jamais ce qu'il doit être dans la tragédie. Il veut qu'il y serve d' ornement et non pas de corps, et l'expérience nous a appris que l'amour ne peut pas être un ornement de la machine théâtrale, mais qu'il en doit être un des plus puissans ressorts; que s'il n'est pas une passion intéressante par ses effets et convenable au caractere du personnage, c'est un travers et un ridicule, et qu' n'il faut par conséquent le renvoyer à la comédie; que s'il n'est qu'un objet de conversation et d'arrangement, il ne peut pas tourmenter beaucoup celui qui se donne pour amoureux, ni par conséquent les spectateurs qui restent tout aussi tranquilles que lui. Corneille trouve cette passion trop chargée de faiblesses pour étre la dominante dans une piece héroïque ; et l'expérience nous a appris que s'il y a quelque chose d'intéressant au théâtre, c'est d'y retrouver nos faiblesses, pourvu qu'elles fassent plaindre ceux qui les ressentent, et qu'elles ne les fassent pas mépriser. Les passions alors ne trouvent leur excuse que dans leur excès, et c'est dire assez que ces mêmes faiblesses doivent être dominantes dans une piece même héroïque, ou ne pas s'y montrer.

Et que l'amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.

C'est en rapprochant ainsi les erreurs d'un grand génie et les leçons d'un excellent esprit, que l'on s'éclaire sur la théorie des beaux-arts.

Qu'une longue habitude de gloire et de succès

ait fait illusion à Corneille, qu'il ait regardé l'art de Racine comme une innovation passagere, parce qu'il ne l'avait pas connu, rien n'est plus pardonnable. Mais que dire de Fontenelle, qui en 1742, après les exemples donnés par Racine et Voltaire, vient insulter à cent ans d'expérience et de succès, pour consacrer les fautes de son oncle et rabaisser deux de ses ennemis, vient nous dire avec un ton de mépris, que le siecle s'est tourné vers l'amour le plus passionné, comme s'il eût mieux valu se tourner vers l'amour le plus froid, et ajoute avec une emphase si noble, que Corneille dédaigna fiérement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût. Passons, si l'on veut, la fierté de Corneille, qui aurait pu être mieux placée; passons le dédain pour un goût qu'il eût mieux valu posséder. Mais si ce goût était nouveau pour Corneille, il ne l'était pas pour Fontenelle. Depuis 1667, époque d'Andromaque, jusqu'en 1742, il s'était écoulé plus de quatre-vingts ans qui avaient pu consacrer le mérite de Racine tout aussi bien que celui de Corneille. Pourquoi donc parler de ce goût comme d'une mode? Pourquoi ajouter : « Peut-être croira»t-on que son âge ne lui permettait pas d'avoir >> cette complaisance : ce soupçon serait très-légi» time si l'on ne voyait ce qu'il a fait dans la » Psyché de Moliere, où, étant à l'ombre du nom » d'autrui, il s'est abandonné à un excès de ten>> dresse dont il n'aurait pas voulu déshonorer son » nom. Il ne pouvait mieux braver son siecle » qu'en lui donnant Attila, digne roi des Huns. Il >> regne dans cette piece une férocité noble que lui » seul pouvait attraper. »

Des démentis si formels, donnés à la vérité reconnue, autorisent à la dire sans ménagement. Tout est faux et absurde dans cet exposé. Il n'est pas vrai que quelques couplets d'une piece allégorique, où il y a de la douceur et du sentiment

prouvent que l'auteur aurait pu atteindre au sublime de la passion, tel qu'il se trouve dans Hermione, dans Phédre et dans Roxane. Il y a l'infini entre Psyché et ces rares productions du talent dramatique. Et puis, où va-t-on prendre qu'un poëte déshonore son nom en peignant la tendresse? Il me semble que cet excès n'avait pas déshonoré l'auteur des amours de Didon. Quel. renversement de toutes les idées reçues ! quel oubli de toute bienséance! Et pourquoi ? Pour insinuer que le talent de Racine, qui excelle à peindre l'amour, est peu de chose, qu'il est indigne d'un grand poëte; et afin qu'on n'en doute pas, il cite sur-le-champ Attila, joué la même année qu' Andromaque. Corneille, nous dit-il, ne pouvait mieux braver son siecle. Non, il ne pouvait mieux braver le bon sens et le bon goût: et quand Boileau disait, après l'Attila, holà? il parlait comme toute la France. Il ne s'agit pas de le prouver; ce serait, malgré l'autorité de Fontenelle, le seul tort que l'on pût avoir avec lui. S'il est possible à quelqu'un de supporter la lecture de cet incompréhensible ouvrage, il verra que ce qui paraît à Fontenelle une férocité noble, digne du roi des Huns, est une démence risible, indigne non-seulement de l'auteur des Horaces, mais, comme le dit Voltaire, du dernier des versificateurs. Ceux qui savent ce qu'on doit à Corneille, ne se permettent jamais de parler de ces sortes de pieces; mais quand l'esprit de parti va jusqu'à les exalter, il faut le confondre. De nos jours même on a imprimé dans une compilation alphabétique, dont les auteurs, qui prétendent juger trois siecles, assurément ne seront jamais connus du leur; on a imprimé qu' Attila, Agésilas et Pulchérie supposaient plus de mérite que Mérope, Alzire et Mahomet. Croit-on que ceux qui ont débité cette sottise, aient voulu honorer

Corneille? Non, ils voulaient outrager Voltaire; ils voulaient surtout plaire à ses ennemis, qui n'ont pas manqué de répéter cette ineptie. Il n'y a que l'envie humiliée ou la bassesse voulant flatter la haine, qui puisse s'exprimer ainsi; et comme je les déteste sans les craindre, je ne les rencontre jamais sans les flétrir.

a

Il demeure prouvé que Corneille, faute d'avoir su traiter l'amour lorsqu'il en mettait partout, fait des héros de roman de plusieurs de ses principaux personnages, gâté presque tous ses sujets et refroidi même ses meilleures pieces. Si ce défaut est sensible dans les rôles d'hommes, il l'est encore bien plus dans les femmes, qui doivent connaître et exprimer encore mieux que nous toutes les nuances de cette passion, et lui conserver toutes les bienséances du sexe. Corneille les a blessées trop souvent, même dans ses ouvrages les plus estimés: c'est un sentiment qu'il n'avait pas. Chez lui, Pauline dit, en parlant de Polyeucte:

Il est toujours aimable, et je suis toujours femme.

Emilie dit qu'elle a promis à Cinna toutes les douceurs de sa possession, que ses faveurs l'attendent. On pourrait citer beaucoup de traits semblables; mais il suffit d'indiquer le défaut général.

C'en est un bien grand encore, et qui revient bien plus fréquemment, de ne mettre dans la bouche des personnages amoureux que des raisonnemens, des maximes, des sentimens qui ressemblent, comme le remarque Voltaire, au code de la Cour d'Amour; de parler toujours de ce que vent un bel œil, de ce que fait un véritable amant. Racine n'est pas tombé une seule fois dans ce défaut; il est porté dans Corneille au dernier excès: on le trouve à toutes les pages,

Dans d'autres genres même, il procede' presque

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