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téraires, et n'attaquaient que l'esprit. Ici ce fut bien autre chose la controverse sur Séneque roulant en grande partie sur le personnel de ce philosophe, fut une espece de procès criminel, et au point que dans aucune espece de procès on ne publia jamais de factum plus violent, plus outrageant, pius forcené que celui de Diderot contre quelques journalistes qui, en rendant compte de la traduction des Euvres de Séneque (1), avaient osé, ou censurer sa conduite, ou seulement élever des doutes et jeter quelques nuages sur sa vertu. Heureusement le public ne prit pas à cette cause un intérêt égal, à beaucoup près, au vacarme que firent les apologistes de Séneque, et en prenait fort peu à la diffamation répandue sur ses adversaires, dont plusieurs en effet n'étaient pas déjà très-bien famés, mais qui cette fois avaient raison pour le fond des choses, quoiqu'ils n'eussent pas toujours bien choisi ni bien déduit leurs moyens. Ils eurent même, ce qui ne leur était pas ordinaire, l'avantage de la modération comme celui de la vérité, sans doute parce que personne ne pouvait guere se passionner contre Séneque, comme Diderot seul était capable de se passionner pour lui. Le scandale ne fut donc ni long ni éclatant; mais l'ouvrage de Diderot, qui fut lu malgré sa longueur et ses défauts, surtout à cause de quelques sorties indirectement satyriques contre des puissances de plus d'une espece, est resté comme un des monumens les plus singuliers de l'intolérance fort peu philosophique de ceux qui s'appelaient exclusivement philosophes. Il a encore un autre caractere particulier à l'auteur : c'est le contraste à peine concevable dans tout autre que lui, des louanges outrées qu'il prodigue à la philosophie

(1) Ouvrage posthume de Lagrange,

et au talent de Séneque, avec les reproches et les censures qu'il lui adresse, et qui en sont la contradiction la plus formelle. L'examen que je ferai tout-à-l'heure de ce livre de Diderot, soit en réfutant ses erreurs et ses sophismes, soit en évaluant ses aveux, sera la confirmation la plus forte de l'opinion, que déjà plus d'une fois, dans le cours de nos séances, j'ai eu occasion d'énoncer, quoiqu'en passant, sur les écrits de Séneque, qu'à présent il convient de rassembler sous vos yeux dans un aperçu général et raisonné.

Le premier qui se présente, en suivant le même ordre que son traducteur Lagrange, ce sont ses Lettres à Lucilius: elles sont au nombre de cent vingt-quatre, et roulent toutes sur des points de morale, tantôt différens, tantôt les mêmes. Si l'on voulait les juger comme l'auteur prétend les avoir écrites, c'est-à-dire, comme une correspondance familiere avec un ami et un disciple (car Lucilius paraît avoir été l'un et l'autre), la premiere critique qu'on pourrait en faire, c'est qu'elles ne sont rien moins que ce que l'auteur voulait qu'elles fussent. «Vous vous plaignez (1), écrit-il à Lucilius, » que mes lettres ne sont pas assez soignées; mais » soigne-t-on sa conversation, à moins qu'on ne « veuille parler d'une maniere affectée ? Je veux

(1) Je me sers, dans tout cet article, de la traduction de Lagrange, non qu'elle soit la meilleure possible, il s'en faut de beaucoup, mais elle est généralement assez bonne; et comme je ne peux montrer ici Séneque que traduit, j'ai cru devoir déroger cette fois à l'habitude où je suis de traduire moi-même, de peur qu'on ne m'accusat de gâter Séneque pour le blåmer. Pour obvier à ce reproche, qu'il fallait prévoir comme tout autre, dès que l'on avait affaire à l'esprit de parti, je n'ai pu me servir d'un meilleur moyen que de suivre partout la version approuvée, revue et augmentée par les prôneurs de Séneque.

>> que mes lettres ressemblent à une conversation » que nous aurions ensemble, assis ou en mar>> chant. Je veux qu'elles soient simples et faciles, » qu'elles ne sentent en rien la recherche ni le » travail. » Certes, les Lettres à Lucilius ne tiennent pas plus de la conversation que du style épistolaire ce sont, à peu de chose près, de petits sermons de morale ou de petits traités de stoïcisme, ou de petites dissertations sur des matieres de philosophie et d'érudition: souvent même rien n'indique que ce soient des lettres, hors le titre du recueil. Le ton est habituellement celui d'un philosophe en chaire ou sur les bancs, et le style celui d'un rhéteur qui tombe souvent dans la déclamation, et la déclamation va quelquefois jusqu'à la puérilité (1).

L'éditeur de l'ouvrage posthume de Lagrange, homme instruit, mais récusable dans une cause où il était partie, et où il se déclarait adorateur de Séneque et disciple de Diderot, a voulu tirer avantage de ce reproche de Lucilius, qui semble opposé à celui qu'on a toujours fait à Séneque, puisqu'ici l'on ne paraît taxer que de négligence

(1) Telle est la maniere dont on peut classer les diverses compositions: l'écrivain éloquent qui a toujours le style du sujet, le rhéteur qui veut tout agrandir et tout orner, le déclamateur qui s'échauffe à froid. La premiere classe est celle des grands génies et des modeles, comme parmi nous les Bossuet, les Montesquieu, etc.; la seconde, celle des hommes qui ont eu plus de talent que de jugement et de goût, comme Thomas, comme Raynal, Diderot, et bien d'autres après eux ; la derniere et la plus nombreuse, celle des écrivains ou mauvais ou très-médiocres en prose ou en vers, qui sont le plus souvent boursoufflés et vides, emphatiques et faux. Ce dernier caractere est généralement celui de la plupart des productions modernes depuis le milieu de ce siecle, d'où l'on peut dater la dépravation des esprits et du goût, qui depuis a toujours été et va toujours en croissant.

celui que l'on a toujours accusé d'affectation. Mais l'éditeur s'est mis, ce me semble, à côté de la question en se mettant à la suite de Diderot. Il a l'air de croire ainsi que lui, que les critiques si souvent renouvelées contre le style et le goût de Séneque tombent sur sa latinité. J'aime à croire qu'il n'y a ici qu'une méprise : l'esprit de parti peut se méprendre de bonne foi. Mais pourtant dans tout ce que Diderot cite de ceux qu'il appelle les détracteurs de Séneque, et que je ne connais que par les citations, il n'y a qu'une ligne sur la latinité, parmi une foule d'autres censures. Cette ligne porte que c'est un auteur de la basse latinité, et ces mots sont en guillemets : d'où l'on doit supposer qu'ils sont transcrits. Cependant comme Diderot réfute tout le monde à la fois, la plupart du tems sans aucune désignation, mettant tout pêle-mêle, et ne se piquant ni de méthode ni d'exactitude, j'avoue que j'ai peine à croire que quelqu'un ait pu se servir d'une expression si impropre, et confondre le dernier âge (1) des lettres romaines, qui était celui de Séneque, avec cette époque trèspostérieure, qu'on nomma le moyen-âge, qui fut véritablement celui de la basse latinité. Quoi qu'il en soit, Diderot et son éditeur profitent adroitement de ce mot réel ou supposé, pour attribuer cette bévue à tous les censeurs de Séneque, qui dans le fait n'ont jamais dit autre chose, si ce n'est que la latinité de son tems n'était déjà plus aussi généralement pure que celle du siecle d'Auguste; ce qui est reconnu de tous les philologues et de tous les bons critiques, et ce qui ne fait rien du tout à la question. On ne manque pas de nous répéter ici très-gratuitement tout ce qui a été

(1) Voyez ci-dessus, dans le dernier Appendice, ce qu'on a dit des différens âges des lettres romaines.

avancé de nos jours sur l'impuissance absolue où nous étions d'avoir un avis sur la diction des anteurs latins; et je ne crois pas devoir répéter ce que vous avez entendu dans nos premieres séances (1) sur la valeur de cette assertion. J'ai fait voir alors combien elle devait être restreinte, et combien l'étendue qu'on voulait y donner était ou de mauvais sens, ou de mauvaise foi. Mais ce n'est point de latinité qu'il s'agit : c'était à Quintilien de juger en grammairien celle de Séneque, et il n'en parle pas; mais dans tous les tems nous pouvons juger son style, c'est-à-dire, le tour qu'il donne à ses pensées, à ses phrases, et le choix des figures qu'il emploie. Tout homme instruit peut y remarquer, même aujourd'hui, ce qu'il y a de forcé, d'outré, de faux, d'obscur, d'entortillé, d'affecté tout cela est vicieux partout et en tout tems, et se rencontre dans Séneque à peu près à toutes les pages, plus ou moins. Je ne me souviens pas d'avoir vu en ma vie aucun homme de lettres qui en doutât. Diderot et son éditeur objectent qu'on n'a jamais rien cité à l'appui de cette opinion: c'est apparemment parce qu'elle n'avait guere été contestée. Mais comme ceci est proprement de notre ressort, je leur ferai le plaisir de citer, et s'il le faut, jusqu'à satiété, c'est-à-dire, jusqu'au terme où l'ennui seul suffit lieu de conviction.

pour tenir

Mais avant tout il faut rendre justice à ce qu'il y a de bon dans Séneque, soit comme moraliste, soit comme écrivain. Je n'ai pas besoin d'assurer que cet auteur m'est aussi indifférent que tous les anciens dont j'ai parlé. Vous verrez vers la fin

(1) Voyez tome I, chapitre III, de la Langue fran çaise, comparée aux Langues anciennes,

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