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beaucoup trop prolongée, et dont un seul mot pouvait la tirer. On voit que l'auteur s'est servi de ce moyen forcé pour amener le désespoir de Chimene jusqu'à l'aveu public de son amour pour Rodrigue, et afiaiblir ainsi la résistance qu'elle oppose au roi qui veut l'unir à son amant. Mais il ne paraît pas que ce ressort fût nécessaire, et la passion de Chimene était suffisamment connue.

4°. La violation fréquente de cette regle essentielle qui défend de laisser jamais la scene vide, et que les acteurs entrent et sortent sans se parler ou sans se voir.

5o. La monotonie qui se fait sentir dans toutes les scenes entre Chimene et Rodrigue, où ce dernier offre continuellement de mourir. J'ignore si dans le plan de l'ouvrage il était possible de faire autrement: j'avouerai aussi que Corneille a mis beaucoup d'esprit et d'adresse à varier, autant qu'il le pouvait, par les détails, cette conformité de fond, mais enfin elle se fait sentir, et Voltaire ajoute avec raison que Rodrigue, offrant toujours sa vie à sa maîtresse, a une tournure un peu trop romanesque.

Voilà, ce me semble, les vrais défauts qu'on peut blâmer dans la conduite du Cid: ils sont assez graves. Remarquons pourtant qu'il n'y en a pas un qui soit capital, c'est-à-dire, qui fasse crouler l'ouvrage par les fondemens, ou qui détruise l'intérêt; car un rôle inutile peut être retranché, et nous en avons plus d'un exemple. Il est possible à toute force que le roi de Castille manque de prudence et de précaution, et que don Sanche, étourdi de l'emportement de Chimene n'ose point l'interrompre pour la détromper: ce sont des invraisemblances, mais non pas des

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absurdités. Cette distinction est très-importante, et nous aurons lieu de l'appliquer quand il sera question de Rodogune.

Il résulte de cet exposé, que le Cid n'est pas une piece réguliérement bonne. Mais est-il vrai, comme le prétendait l'Académie, que le sujet n'en soit pas bon? Un siecle et demi de succès a répondu d'avance à cette question; mais il peut être utile de la discuter, pour l'intérêt de l'art et l'instruction des amateurs.

Pour condamner le sujet du Cid, l'Académie se fonde sur ce qu'il est moralement invraisemblable que Chimene consente à épouser le meurtrier de son pere, le même jour où il l'a tué. Il y a, si j'ose le dire, une double erreur dans ce jugement. D'abord il n'est pas vrai que Chimene consente expressément à épouser Rodrigue. Le spectateur voit bien qu'elle y consentira un jour, et il le faut pour qu'il emporte cette espérance, qui est la suite et le complément de l'intérêt qu'il a pris à leur amour. Mais écoutons la derniere réponse de Chimene au roi de Castille, qui n'a consenti au combat de Rodrigue contre don Sanche, que sous la condition qu'elle épouserait le vainqueur.

Il faut l'avouer, Sire: Mon amour a paru, je ne puis m'en dédire. Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr, Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir. Mais à quoi que déjà vous m'aiyez condamnée, Sire, quelle apparence a ce triste hymenée? Qu'un même jour commence et finisse mon deuil, Mette en mon lit Rodrigue et mon pere au cercueil? C'est trop d'intelligence avec son homicide ; Vers ses mânes sacrés c'est me rendre perfide, Et souiller mon honneur d'un reproche éternel, D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel. Je ne puis mieux faire que de joindre à ce passage la note de Voltaire.

« Il me semble que ces beaux vers que dit Chi» mene la justifient entiérement. Elle n'épouse >> point Rodrigue: elle fait même des remon>>trances au roi. J'avoue que je ne conçois pas

» comment on a pu l'accuser d'indécence, au lieu » de la plaindre et de l'admirer. Elle dit à la vérité >> au roi : Je dois obéir; mais elle ne dit point: » J'obéirai. Le spectateur sent bien pourtant » qu'elle obéira; et c'est en cela, ce me semble, » que consiste la beauté du dénoûment. »

C'est ainsi que le grand ennemi de Corneille le défend contre l'Académie. S'il est permis d'ajouter quelque chose à l'opinion d'un si grand maître, 'observerai que celui qui rédigea le jugement de l'Académie, se méprend dans les idées et dans les termes quand il dit que le sujet du Cid est son mariage avec Chimene. Ce mariage, dans le cas où il aurait lieu, serait le dénoûment et non pas le sujet. Puisqu'il faut revenir à la rigueur des termes techniques, le sujet de la piece de Corneille est l'amour que Rodrigue et Chimene ont l'un pour l'autre, traversé par la querelle de don Diegue et du comte, et par la mort de ce dernier, tué par le Cid. La situation violente de Chimene entre son amour et son devoir forme le nœud qui doit se trouver dans toute action dramatique, et ce nœud est en lui-même un des plus beaux qu'on ait imaginés, indépendamment de la péripétie qui peut terminer la piece. Cette péripétie ou changement d'état est la double victoire de Rodrigue, l'une sur les Maures, qui sauve l'Etat et met son libérateur à l'abri de la punition; l'autre sur don Sanche, laquelle, dans les regles de la chevalerie, doit satisfaire à la vengeance de Chimene. Jusquelà le sujet est irréprochable dans tous les principes de l'art, puisqu'il est conforme à la nature et aux moeurs. Il est de plus très-intéressant, puisqu'il excite à la fois l'admiration et la pitié; l'admiration pour Rodrigue, qui ne balance pas à combattre le comte dont il adore la fille, l'admiration pour Chimene, qui poursuit la vengeance de son pere en adorant celui qui l'a tué, et la pitié pour

les deux amans, qui sacrifient l'intérêt de leur passion aux lois de l'honneur. Je dis l'intérêt de leur passion et non pas leur passion même; car · si Chimene cessait d'aimer Rodrigue, parce qu'il à fait le devoir d'un fils en vengeant son pere, comme le veut cet ignorant de Scudéry qui n'y entend rien, la piece ne ferait pas le moindre effet. Laissons ce pauvre homme traiter Chimene de dénaturée, de parricide, de monstre, de furic, de Danaïde, et s'étonner que la foudre ne tombe pas sur elle. Ces plates déclamations font pitié: on s'attend bien que ce n'est pas le style de l'Académie : il est aussi honnête que celui de Scudéry est indécent. Elle avoue que l'amour de Chimene n'est point condamnable. « Nous n'entendons pas » (dit-elle) condamner Chimene de ce qu'elle >> aime le meurtrier de son pere, puisque son >> engagement avec Rodrigue avait précédé la >> mort du comte, et qu'il n'est pas en la puissance » d'une personne de cesser d'aimer quand il lui plaît.» Voilà donc l'Académie qui approuve ce qui est vraiment le sujet de la piece, l'amour combattu par le devoir. Le dénoûment, qui n'est que la derniere partie de ce sujet, était délicat et difficile. On peut affirmer aujourd'hui avec Voltaire, avec toute la France qui applaudit le Cid depuis tant d'années, que Corneille s'en est tiré très-heureusement, et qu'il a su accorder ce qui était dû à la décence avec l'intérêt qu'on prend aux deux amans.

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Si l'on eût été alors plus avancé dans la connaissance du théâtre, l'Académie aurait été plus loin. Elle aurait dit que ce qu'il y a de plus admirable dans le Cid, est précisément cette passion de Chimene pour celui qu'elle poursuit et qu'elle doit poursuivre. Elle aurait reconnu ces combats, qui sont l'ame de la tragédie, dans ces vers de Chimene :

Ah! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie;
Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,
Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage,
Demandait à l'ardeur d'un généreux courage.
Tu n'as fait le devoir (1) que d'un homme de bien;
Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.
Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire;
Elle a vengé ton pere et soutenu ta gloire:
Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger,
Ma gloire à soutenir et mon pere à venger.
Hélas! ton intérêt ici me désespere.

Si quelqu'autre malheur m'avait ravi mon pere,
Mon ame aurait trouvé dans le bien de te voir,
L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir,
Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes
Quand une main si chere eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre et l'avoir perdu,
Et pour mieux tourmenler mon esprit éperdu,
Avec tant de rigueur mon astre me domine,
Qu'il me faut travailler moi-même à ta ruine;
Car enfin n'attends pas de mon affection
De lâches sentimens pour ta punition.

De quoi qu'en ta faveur mon amour m'entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne.
Tu t'es en m'offensant montré digne de moi:
Je me dois par ta mort montrer digne de toi.

La versification laisse ici beaucoup à desirer;
mais les sentimens sont vrais, et c'est toujours le
ton de la tragédie.

L'Académie tombe ici dans une sorte de contradiction lorsqu'après avoir approuvé l'amour de Chimene, elle dit : « Nous la blàmons seulement » de ce que son amour l'emporte sur son devoir, » et qu'en même tems qu'elle poursuit Rodrigue, >> elle fait des vœux en sa faveur. » Non, l'amour ne l'emporte point sur le devoir : voyez si dans la scene où elle demande justice au roi, elle épargne

(1) Il fallait, tu n'as fait que le devoir d'un homme de bien.

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