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tingué les substances et les modifications, les sujets et les attributs; et quoiqu'il eût admis les qualités, les abstractions, au moins dans le raisonnement, comme êtres rationnels, jamais il ne les avait confondues avec les êtres réels. Qu'est-ce donc qu'un raisonneur qui se fait demander si le bien est un corps, si la vertu est un corps, et qui répond oui? La demande et la réponse sont également impertinentes, et accusent un excès d'ignorance qu'on ne peut pas excuser dans Séneque, comme on excuse sa mauvaise physique, far peu de progrès qu'avait fait la science. Pour la physique soit; mais l'homme qui a écrit les deux pages précédentes, était prodigieusement en arriere de la métaphysique et de la logique de son tems. Le moindre écolier eût répondu, d'après les catégories d'Aristote, que le bien, la vertu, n'étaient pas plus des substances quelconques, pas plus des corps dans notre ame, quand même notre ame serait corporelle, que la blancheur dans la neige et l'odeur dans les roses ne sont des corps. L'écolier, parlant le langage de ses cahiers, aurait distingué là le concret et l'abstrait; mais il aurait pu aussi se faire entendre de tout le monde, en disant que la vertu n'était autre chose l'être que vertueux, considéré par l'esprit sous le rapport de la qualité nommée vertu ; qu'il n'y avait point de substances, corps ou ame, qui se nommât vertu, qui se nommât l'honnéte, qui se nommât le bien, comme il n'y en a point qui se nomme blancheur et odeur. Il n'eût pas même fallu remonter pour cela jusqu'aux livres d'Aristote : toute cette théorie est à peu près dans ceux de Cicéron. Mais celle qui fait du courage un corps parce que le courage pousse, comme si une métaphore était une expression propre, toute cette longue chaîne de sophismes puérils, où chaque ligne est un abus de mots et une ignorance des choses, appartient en propre

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Séneque, et je n'ai rien vu de semblable dans les Anciens.

C'est pourtant de lui que l'éditeur de Lagrange et de Diderot nous dit : « Qu'il a lui seul plus de connaissances, plus d'idées, plus de profondeur que Platon et Cicéron réunis et analysés; qu'il » a plus de nerf, plus de substance et de véritable seve dans cinq ou six pages, que ces auteurs n'en » ont dans cent. » On ne dira pas que l'éloge est mince; ce n'est pourtant qu'un texte dont le commentaire est dans Diderot, et je le citerai successivement à mesure que la réfutation trouvera sa place. Mais je puis dès ce moment réduire à leur valeur, c'est-à-dire, au néant, ces premieres hyperboles, aussi gratuites que fastueuses. L'éditeur ne les a pas étayées de la plus légere preuve, non plus que son suffragant Diderot : moi, qui ne me crois point le droit de prononcer en maître comme eux, et qui n'ait point l'habitude d'affirmer sans prouver, je m'appuierai d'abord sur des faits.

Platon a traité toutes les parties de la philosophie, et y a même fait entrer la politique et la legislation, qui peuvent, il est vrai, se lier à la métaphysique et à la morale par des conséquences très-généralisées, mais qui ont cela de commun avec la physique, qu'elles ne peuvent se passer de l'expérience, et sont par conséquent des sciences-pratiques. Cela n'empêche pas que, dans ses traités de la République, il n'ait semé des observations justes et utiles, et qu'il n'y ait montré assez de connaissances pour que les peuples de Thebes et d'Arcadie lui demandassent des lois, comme Lycurgue en avait donné à Lacédémone, et Zaleucus aux Locriens. Platon leur répondit qu'ils étaient trop heureux pour avoir besoin de changer de gouvernement, et trop riches pour admettre l'égalité des biens. Platon apparemment n'avait pas conçu que le plus bel ouvrage de la

philosophie et de la politique fût de sacrifier un peuple à l'Univers, et une génération à la postérité. Cela prouve seulement qu'il n'était pas à notre hauteur, mais non pas qu'il n'eût acquis une grande réputation de politique et de législateur. Nous n'avons pas un mot de Séneque sur ces matieres ce n'est donc pas là qu'il peut passer de si loin Platon en connaissances, en idées, en profondeur.Serait-ce en métaphysique? Le peu qu'il en a mis dans ses écrits en démontre l'ignorance absolue. Serait-ce én physique générale ? Celle-ci, dans Platon, est fort erronée; mais le même éditeur que j'ai cité, avance au même endroit, non sans raison, que ceux des Anciens, qui, même en se trompant, ont éveillé la curiosité, ont ingénieusement conjecturé et entrevu des vérités importantes, ne sont point à mépriser, et ont bien mérité des âges suivans, ne fût-ce qu'en leur épargnant beaucoup de mensonges. Or, on ne peut nier que ce mérite ne soit celui de Platon dans sa physique. Des hommes qui dans ces matieres ont acquis une autorité que je suis fort loin d'avoir ni de prétendre, assurent que Platon avait eu en mathématiques, des connaissances très-distinguées pour son tems, à en juger par quelques aperçus fort heureux, entre autres par celui de la gravité qui attire les corps célestes vers un centre, en même tems qu'un mouvement de rotation les en éloigne (1). Il y a encore loin de là, sans doute, à la gravitation calculée par Newton; mais il y a une vue juste et étendue, et Cicéron en a été assez frappé pour la rapporter dans ses ouvrages. En métaphysique, Platon a eu des idées aussi grandes que neuves, dont je n'ai marqué qu'une partie d'après l'assen

(1) C'est ce qu'on a nommé depuis la force centripete et la force centrifuge, et ce qui est indiqué dans Platon st répété dans les Tusculanes.

timent universel; mais un des plus savans et des plus célebres professeurs de philosophie, dans un pays où elle est depuis long-tems comme naturalisée, l'Allemagne, M. Thiédman (1), à qui nous devons le meilleur commentaire qu'on ait encore fait sur tous les écrits de Platon, a pris la peine d'observer toutes les notions capitales en métaphysique, que Platon a trouvées le premier, et que les Modernes n'ont pu qu'adopter et développer. Il en compte un assez grand nombre, et lui en décerne l'honneur, non pas à beaucoup près avec le ton d'un commentateur enthousiaste, mais avec le discernement d'un juge compétent dans ces matieres, qui explique très-bien en quoi Platon s'est trompé, et que sa vaste érudition met à portée de lui assigner ce qui est à lui, et ce qu'on ne trouve que chez lui.

C'est par ses écrits que nous connaissons la philosophie de Pythagore, dont il n'a fait lui-même que trop d'usage pour nous qui n'en faisons aucun cas, mais qui du moins, comme objet de curiosité, entre avec bien d'autres dans l'article des connaissances, dont il n'y a que peu ou point de traces dans Séneque. En un mot, je ne vois pour celui-ci que ses Questions naturelles, qu'on ne se serait peut-être pas attendu à voir figurer parmi ses titres, vu l'obscure existence de cet ouvrage chez les Anciens, comme chez les Modernes. C'est dans un avertissement particulier, à la tête de ces Questions, que l'éditeur a cru devoir enrichir la gloire de Séneque de ce trésor caché; et il ne lui faut pour cela que sa méthode familiere d'affirmer

(1) Voyez la derniere édition de Platon, imprimée aux Deux-Ponts, 12 vol. in-8°. 1781, dont le dernier contient un résumé de la philosophie de Platon, écrit en latin”, excellent morceau de M. Thiédman, qui était encore vivant lors de la publication de cet ouvrage.

l'hyperbole la plus outrée, comme la vérité la plus reconnue. C'est là que Séneque est mis, comme naturaliste (et je crois pour la premiere fois), à côté d'Aristote et de Pline. Vous vous souvenez de toute l'estime qu'a témoignée Buffon pour le Traité des Animaux ; et ce suffrage, autorisé par celui des Anciens, qu'a suivi celui des Modernes, acquiert un nouveau poids de la part d'un si bon juge. L'ouvrage de Pline était depuis si long-tems fameux, même tel qu'il nous est parvenu, était un magasin si riche, si curieux et si orné, un si précieux dépôt des acquisitions anciennes dans vingt sciences différentes, qu'il aurait pu se passer du témoignage de ce même Buffon, si celui-ci ne s'était honoré lui-même en louant le plus illustre écrivain de l'antiquité dans l'histoire naturelle, Les Questions de Séneque prouvent seulement qu'il n'était pas étranger à ce qu'on pouvait savoir alors en physique; et l'on peut en dire autant de Plutarque et de Cicéron, à qui pourtant on n'en a jamais fait un mérite particulier. Mais amener Séneque avec ses Questions entre Pline et Aristote, c'est un genre de confiance, ou plutôt d'intrépidité, qui n'étonne plus, parce qu'on en a bien vu d'autres depuis, mais qui a sur moi le même effet qu'un nain entre deux géans, montré par un nomenclateur qui crierait: Voilà trois géans !

Ce n'est pas assez, au gré de l'éditeur, pour agrandir le Séneque qu'il montre. Il faut qu'il ait cru que, pour diviniser son nom, il n'y avait qu'à lui accoler de grands noms. Il appelle encore à son aide Bacon et Lucrece. Que fait là Lucrece? Sa place est parmi les poëtes. L'éditeur nous dit qu'il n'est pas donné à tout le monde de se tromper comme Aristote, Pline, Lucrece et Séneque; et il s'agit de physique ! Je suis fort de son avis sur les deux premiers, sur le troisieme si l'on veut, dans ce sens qu'il n'est pas donné à tout le monde

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