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tières, qui sont en effet difficiles et graves, il ne prénne d'autre soin que celui d'y penser, et laisse aller la phrase avec la facilité d'un homme qui a plus à cœur les choses que les mots; soit que, se fiant trop au bonheur de sa plume, souvent élégante et pure, il se contente trop vite des premières expressions qu'elle rencontre, il y a dans son style je ne sais quoi d'effacé qui empêche d'en porter un jugement précis. Il n'écrit pas assez on voudrait une autre manière de s'exprimer; dût-on y trouver plus de défauts. Quant à sa manière de penser, on peut remarquer que la première vue qu'il a d'un sujet, cette vue, qui consiste à le saisir sous ses faces principales et dans ses grandes divisions, est généralement juste et vraie. Ses plans sont presque toujours heureux; mais quand ensuite il arrive à l'exécution, et descend aux détails, quand il analyse, son esprit, moins propre à ce travail, semble perdre de sa force, et n'avoir plus ce degré de précision qui est nécessaire pour voir net tement et avec ordre toutes les particularités d'une question. Sa pensée devient vague; et comme, en même temps, elle est abondante, il en résulte parfois longueur et diffusion : c'est peut-être aussi pourquoi il n'a point assez d'idées neuves et originales: sa façon de travailler s'y oppose. En philosophie, plus que dans aucune autre science, il faut, pour avoir de ces idées, bien sentir et longuement méditer les vérités dont on s'occupe. Il y a un certain sens commun, en philosophie, auquel on arrive sans beaucoup de peine ni de réflexion; mais pour avoir ce sens commun,et quelque chose de mieux en même tems, quelques vues supérieures et nouvelles, il est besoin d'une

sorte de recueillement intime et de pénétration qui ne se concilie guère avec une manière de penser trop rapide et trop peu contenue.

Malgré tout, cependant, les ouvrages de M. de Gérando méritent, par leur utilité, un rang distingué dans notre littérature philosophique. On lui doit surtout de la reconnaissance pour son Histoire des systèmes de philosophie comparés : c'est un livre qui nous manquait, et qu'il n'a pu nous donner qu'au prix de longs et pénibles travaux ; et lors même qu'il ne l'aurait pas parfaitement exécuté, il y aurait encore beaucoup à gagner dans une lecture dont le résultat est de nous faire passer successivement sous les yeux, et rapprochées les unes des autres, toutes les opinions des philosophes anciens et modernes. C'est une revue comparative de toutes les opinions humaines réduites par les penseurs de chaque siècle à une forme abstraite et scientifique c'est par conséquent le moyen d'entendre l'histoire générale de l'humanité, car l'humanité est toute dans ses opinions. Ainsi d'une étude purement spéculative en apparence peut résulter, pour qui sait en tirer parti, une connaissance profonde et vraie de la vie pratique des peuples, et de tous ces grands mouvemens qui, séparés des idées qui les ont produits, paraissent souvent extraordinaires et bizarres, et qui cependant, rattachés à leurs principes, ne sont que naturels, simples et nécessaires. Nous devous done savoir beaucoup de gré à l'écrivain qui a consacré ses veilles à nous rendre une pareille étude plus facile et plus simple; nous lui devons d'autant plus de reconnaissance que son livre, peu populaire de sa nature, trouve moins de lecteurs et de

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juges, et n'obtient jamais du public toute l'estime dont il est digne (1).

(1) Les principaux ouvrages philosophiques de M. de Gérando

sont:

Des signes de l'Art de Penser, considérés dans leurs rapports mutuels. Paris, 1800, 4 vol. in-8.

Histoire comparée des Systèmes de Philosophie, relativement aux principes des connaissances humaines. Paris, 1803, 3 vol. in-8; seconde édition, Paris, 1822-1823, 4 vol. in-8, contenant l'Histoire de la Philosophie, de l'Antiquité et du Moyen-Age. Les tomcs v et vi, qui vont paraître, renfermeront l'Histoire de la Philosophie depuis la restauration des Lettres.

M. LA ROMIGUIÈRE,

Né vers 1756.

<< La philosophie de M. la Romiguière est classée dans le sensualisme, quoiqu'elle soit peu sensualiste : la raison en est le rapport que, malgré toutes ses différences, elle a toujours jusqu'à un certain point avec le Traité des Sensations. Sans insister sur ce principe qu'elle professa d'abord, qu'elle modifia ensuite, savoir, que toute idée a sa source dans la sensation, elle offre encore assez de traces du système dont elle sort, pour pouvoir sans inconvénient en prendre le nom et le drapeau. Ce n'est pas du condillacisme tel qu'il est dans Condillac, dans M. de Tracy ou dans Garat; mais c'est encore du condillacisme; il y a au moins l'air de famille. Mais du reste elle ne va pas, et, ce qui est mieux, elle ne peut pas être poussée aux mêmes conséquences que le sensualisme: car elle est spiritualiste, grâce à la manière dont elle s'est expliquée sur la sensation et le sens moral.

« Il est à remarquer, d'un autre côté, que, par là même que M. la Romiguière n'est pas purement condillacien, et qu'il se sépare de son école par des nuances assez tranchées, il faudrait peut-être le placer dans la classe des éclectiques. Il y aurait des titres, sans aucun doute; mais on est accoutumé à le considérer comme un des disciples de Condillac, on l'au

rait cherché dans leurs rangs : nous l'y avons placé pour éviter un désappointement aux lecteurs. Tout ceci, au reste, est affaire de mots; l'essentiel est de voir l'homme. >>

Nous avons laissé subsister ce morceau tel qu'il était dans la première édition, parce qu'il explique les raisons que nous avions eues de placer M. la Romiguière dans la classe des sensualistes.

Mais sur quelques observations qui nous ont été faites, et dans le fond pour plus de vérité, nous croyons qu'il convient mieux de lui donner place parmi les éclectiques. Certainement si un des caractères de l'éclectisme actuel est d'avoir usé de l'observation d'une manière plus large que le condillacisme, d'avoir reconnu d'autres faits, d'être par suite arrivé à une idée plus complète de l'homme et de sa nature, M. la Romiguière a tout droit d'être rangé sous ce titre, d'autant qu'il a eu à se dégager de l'esprit de sa première école, qu'il a eu à faire une scission et à la faire par ses propres forces; car c'est de lui-même et seul dans sa voie, qu'il a décliné de la sensation à une doctrine plus vraie : aussi, quoique la pensée de l'éclectisme, c'est-à-dire la pensée d'une recherche plus impartiale, d'une considération plus étendue des différens faits de l'ame ne soit pas expresse en lui, et ne s'y déploie que sur certains points, cependant elle y est et y produit son effet. En outre, l'éclectisme en dépassant le sensualisme, en allant plus avant, s'en sépare par là même, et arrive au spiritualisme: être éclectique, c'est être spiritualiste, au moins d'une certaine façon, et M. la Romiguière a cette doctrine. Or, puisque à ce double titre, il se trouve hors des rangs des purs condillaciens, il n'y a que justice à le

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