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AVANT-PROPOS.

L'éclectisme n'est point une sorte d'équilibre incertain entre tous les systèmes. S'il discerne du vrai et du bien jusque dans les systèmes les plus faux, de l'excès et de l'erreur dans les systèmes les plus vrais; s'il entreprend de se défendre lui-même de tout mouvement irréfléchi et extrême, ce n'est pas à dire qu'il se condamne à cette impartialité pusillanime qui assiste à la lutte des opinions sans y prendre part et pour ainsi dire du haut d'un nuage. Non bienveillant pour tous, comme sans aveuglement pour aucun, l'éclectisme a fait son choix parmi les systèmes; il préfère hautement les uns aux autres, et à cause de leurs principes et à cause de leurs conséquences. Nous ne le cachons pas nous appartenons à une grande opinion, bien déterminée et bien connue, en philosophie comme en politique. En politique, nous sommes ouvertement pour les principes de la révolution française. Sa cause est la nôtre; nous l'avons servie, et nous la servirons jusqu'au bout avec une fidélité inébranlable. Nous n'entendons certes pas qu'il faille jeter au vent les traditions qui perpétuent les nations comme les familles, et encore bien moins sacrifier l'ordre à la liberté qui serait ici la première victime. Mais enfin, dans la grande querelle qui divise aujourd'hui la France, l'Europe et le monde, nous sommes du parti libéral en France, en Europe et dans le monde.

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Nous faisons profession de croire que depuis 1789 le seul vrai gouvernement pour tous les peuples civi lisés est la monarchie constitutionnelle. Cette forme de gouvernement est celle qui assure le mieux la liberté; c'est par là qu'elle nous est chère; car la liberté c'est la vie; et sans elle peuples et individus languissent comme dans les ombres de la mort. Nos vœux et notre cœur sont donc partout où on l'invoque, où l'on combat, où l'on souffre pour elle. De même en philosophie, bien qu'appliqués à nous retenir fermement sur la pente qui entraîne l'idéalisme au mysticisme,. nous sommes déclarés partisans de tout système favorable à la sainte cause de la spiritualité de l'âme, de la liberté et de la responsabilité des actions, de la distinction fondamentale du bien et du mal, de la vertu désintéressée, d'un Dieu créateur et ordonnateur des mondes, soutien et refuge de l'humanité. C'est par ce motif que, sans renoncer à notre propre jugement et à nos propres vues, dans cette lutte de systèmes opposés, tour à tour vainqueurs et vaincus, qu'on appelle la philosophie moderne, toutes nos prédilections avouées sont pour le cartésianisme. Nous respectons, nous chérissons la liberté philosophique, mais nous sommes convaincus que son meilleur emploi est dans l'école cartésienne. Cette école est à nos yeux bien audessus de toutes les écoles rivales par sa méthode qui est la vraie, par son esprit indépendant et modéré qui est le véritable esprit philosophique, par ce caractère de spiritualisme à la fois sobre

et élevé qui doit toujours être le nôtre, par la grandeur et la beauté morale de ses principes en tout genre, enfin parce qu'elle est essentiellement française et qu'elle a répandu sur la nation une gloire immense qu'il n'est pas bon de répudier; car, après la vérité, la gloire n'est-elle pas aussi quelque chose de sacré? C'est ce dernier titre en quelque sorte patriotique du cartésianisme que nous rappellerons brièvement: nous avons cent fois exposé et déveoppé les autres.

Quoi qu'en dise l'Angleterre, ce n'est pas Bacon, c'est Descartes qui est le père de la philosophie moderne. Bacon est assurément un très-grand esprit; mais c'est plutôt encore un incomparable amateur de métaphysique qu'un métaphysicien, à proprement parler. Il a proclamé dans un langage magnifique d'excellents préceptes un peu vagues, empruntés la plupart aux physiciens et aux naturalistes d'Italie, mais que lui-même n'a pas mis en pratique. Il n'a laissé aucune théorie générale ou particulière, aucune découverte, ni grande ni petite, à laquelle son nom demeure attaché. Descartes est l'auteur d'une méthode nette et précise, et il l'a appliquée à deux ou trois sciences qu'il a renouvelées ou créées.

Essayez d'enlever Descartes à son temps: la trame du XVIIe siècle n'est pas seulement troublée, elle est déchirée. Hommes et choses, tout est remué et bouleversé de fond en comble. Il n'y a peut-être pas un seul fait intellectuel un peu considérable qui de

meure entier, ni un grand esprit qui reste debout. Que deviennent Malebranche, Arnauld, Fénelon, Bossuet, Spinoza, Leibnitz, Locke lui-même ? Tous ont reçu par quelque côté et portent visible l'empreinte de Descartes. Otez Bacon, rien n'est changé; il n'a exercé d'influence sur personne, pas même sur Locke qui le cite à peine. Il semble que la honte de sa conduite ait pesé sur sa mémoire et longtemps obscurci l'autorité de son génie. C'est seulement, ou du moins c'est surtout au milieu du xvi° siècle qu'on l'évoque, presque du sein de l'oubli, pour le joindre à Locke et les tourner tous deux. contre le cartésianisme.

Osons dire la vérité : le xvme siècle en France, si riche en grands hommes, n'en a pas produit un seul en philosophie, si du moins par philosophie on entend la métaphysique. Turgot est le seul homme supérieur qui ait eu un goût marqué pour ce genre d'études; mais il en est resté à son coup d'essai; de sorte que Condillac est encore le premier et presque le seul métaphysicien français du XVIH siècle. Or, qu'est-ce que Condillac, je vous prie, sinon un disciple intelligent de Locke? Il n'a trouvé un peu d'originalité qu'en outrant les principes du maître, et encore dans le détail et dans quelques applications. Le grand disciple de Locke est évi

Voyez le jugement que nous avons porté sur le XVIIIe siècle en France et dans l'Europe entière, Ire leçon de notre Histoire de la Philosophie au xvm, siècle, t. Ile de la 2 série de nos cours.

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