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« Afin que la méthode de M. Descartes ne soit point défectueuse en disant: Je pense, donc je suis une substance qui pense, il faut de nécessité que rien de ce qui a rapport à l'étendue ne soit contenu dans l'idée qui est exprimée dans le mot deje pense. Or est-il qu'il est impossible d'avoir cette idée sans y voir en même temps une propriété de l'étendue. Donc, etc. Le P. Malbranche me passa la majeure et toute l'assemblée avec lui, et il me nia la mineure.

« Voici comme je la prouvai: L'âme ne peut dire je pense, qu'elle ne voye au même instant dans cette idée celle de succession ou de continuation et de fin. Or tout cela ne peut appartenir qu'à l'étendue ou au corps; donc on ne peut avoir l'idée de je pense, de M. Descartes, avec une parfaite abstraction de toute propriété de l'étendue et du corps. Le P. Malbranche me nia la majeure avec

toute l'assemblée.

« Voici comme je la prouvai: L'âme ne peut concevoir le fameux je pense avec l'abstraction de l'idée de durée. Donc l'âme ne peut concevoir ce fameux je pense sans y voir une succession ou un commencement, une continuation et une fin. - Le P. Malbranche me passa la majeure et nia la conséquence.

« Voici comme je la prouvai. La durée et la succession sont la même chose. Donc, si l'âme ne peut faire abstraction de la durée de cette idée je pense, elle ne pourra non plus faire abstraction de la succession, etc. · Le P. Malbranche me nia l'antécédent.

« Je lui demandai quelle différence il y avoit entre l'idée de substance et l'idée de durée. Le P. Malbranche me réponditque l'idée de durée consistoit dans l'abstrac

tion actuelle de la substance, et que l'idée de substance étoit formée avec abstraction de celle d'existence.

«Je lui demandai s'il étoit possible que l'on conçût quelque substance avec abstraction de son existence. Le P. Malbranche répondit que oui.

« Je lui demandai ensuite s'il étoit possible qu'un être intelligent eût l'idée de substance, sans qu'il y eût une cause objective de cette idée. Il me répondit que non, et qu'il avouoit que l'on ne pouvoit avoir l'idée de substance sans que sa cause objective existât, mais qu'il étoit possible qu'on eût l'idée de substance avec abstraction de l'idée d'existence ou de durée qui est la même chose, parce que, par le mot de durée de l'idée de substance, il n'entendoit autre chose que l'existence même.

« Je lui demandai encore si Dieu avoit une durée. Il me répondit qu'il n'y avoit proprement que lui qui en eût et que les créatures n'en avoient que par participation.

«Je lui demandai si toutes les vérités que l'on nomme éternelles ont une durée. Il me répondit que non, parce qu'elles n'avoient point d'existence hors de l'entendement, et qu'il n'étoit point de l'opinion de M. Descartes, qui les croyoit dépendantes du décret de Dieu.

« Je lui demandai si l'on peut concevoir que Dieu voie que deux et deux font quatre, avant que de l'avoir voulu. Il me répondit que oui, parce que cette vérité étoit Dieu même.

« Je lui demandai s'il étoit possible d'accorder que Dieu fût un être simple, et qu'il y eût en lui une vérité composée, puisque simplicité et composition sont contradictoirement opposées en un même sujet.

« Voilà tout ce qui fut dit sur cette question, et j'ajoutai à toutes ces preuves de D. Robert l'autorité de saint Thomas, qui dit que Dieu ne voit rien de ce qui n'est pas lui que dans son décret, et que cette opinion de saint Thomas s'accorde avec celle de M. Descartes, et favorise celle de dom Robert.

<< Mais, comme la fièvre me prit après ce point de la question, je ne pus pas entrer dans toutes les preuves de dom Robert sur la dépendance que l'âme a du corps dans toutes ses idées généralement quelconques. >>

Mais ce n'est là qu'un incident de la polémique instituée par D. Robert contre le cartésianisme. Grâce à nos manuscrits, nous allons voir cette polémique transportée sur un tout autre théâtre, où va paraître un acteur nouveau, un personnage qu'on ne s'attendait guère à rencontrer dans des débats de métaphysique.

LE

CARDINAL DE RETZ

CARTÉSIEN.

(Suite de l'article précédent.)

Il était digne du remuant coadjuteur, de ce chef de parti qui s'agita sans autre but, ce semble, que d'exercer ses puissantes facultés; il était digne du cardinal de Retz de mettre la main dans une entreprise tout autrement hardie que la Fronde, et où son courage aurait rencontré des adversaires plus redoutables que la cour et Mazarin, à savoir Aristote et les jésuites. C'eût été là un convenable emploi d'un esprit tel que le sien; et on pouvait reprocher à ce turbulent génie d'avoir laissé passer le plus grand mouvement de son siècle sans y prendre part. Du moins on ne voit pas jusqu'ici que le cardinal de Retz se soit jamais occupé de métaphysique, et qu'il ait été ni le partisan ni l'adversaire de Descartes. Il semble qu'après avoir passé les trois quarts de sa vie dans les aventures, il ne songea, dans sa retraite de Commercy, qu'à goûter un peu de repos, à régler ses affaires et à écrire ses Mémoires. Sans doute la société de madame de Sévigné, où vivait le cardinal, quand il était à Paris, était fort car

tésienne. Corbinelli1 avait rempli toute la maison de la doctrine nouvelle; il en avait pénétré madame de Grignan, qui devint et demeura le philosophe de la famille2; et madame de Grignan ne pouvait avoir une opinion ou un goût que sa mère ne partageât, ne flattât du moins. Aussi madame de Sévigné, pour complaire à sa fille, lui donnet-elle des nouvelles du cartésianisme: elle lui parle à plusieurs reprises de la nièce et des petites-nièces de Descartes, qu'elle rencontre en Bretagne ; elle lui raconte

Lettres de madame de Sévigné. (Paris, 1818.) Lettre 301. Corbinelli à Bussy, de Grignan, 1673: « J'ai l'esprit sec depuis un an, à cause que je me suis adonné à la philosophie de Descartes. Elle me paraît d'autant plus belle, qu'elle est facile et qu'elle n'admet dans le monde que des corps et du mouvement, ne pouvant souffrir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire et nette. Sa métaphysique me plait aussi. Ses principes sont aisés et ses inductions naturelles... Madame de Grignan la sait à miracle et en parle divinement... >> Lettre 303. Le même au même : « Pendant votre séjour de Paris, je vous conseille de vous faire instruire de la philosophie de Descartes. Pour moi, je la trouve délicieuse, non-seulement parce qu'elle détrompe d'un million d'erreurs où est tout le monde, mais encore parce qu'elle apprend à raisonner juste. Sans elle nous serions morts d'ennui dans cette province. » (Il était dans le Midi avec le marquis de Vardes qui avait étudié le cartésianisme à Toulouse avec Régis, qu'il ne cessa de protéger et qu'il logea même dans son hotel, à Paris, jusqu'à sa mort.) — Voyez encore la lettre 545 de madame de Sévigné à madame de Grignan. Lettre 654. Madame de Grignan à Bussy: « Je vois bien qu'elle (madame de Coligny) me croit fort engagée dans la secte de M. Descartes à qui vous donnez l'honneur de ma perte. Je ne veux pourtant pas encore l'abjurer; il arrive des révolutions dans toutes les opinions, comme dans les modes, et j'espère que les siennes triompheront un jour et couronneront ma persévérance. Il parait que madame de Grignan avait aussi un commerce cartésien avec le père le Bossu; car madame de Sévigné écrit à sa fille : Il (Corbinelli) dit que le père le Bossu ne répond pas bien à vos questions qu'il aurait tort de vouloir vous instruire, que vous en savez plus qu'enx tous etc... » Lettre 545, année 1676.

"

2

3 Sur la nièce, les petites-nièces et les neveux de Descartes, voyez lettres 680, 767, 1066, 1067, 1076, 1087, 1105. Ainsi, lettre 1067: «... Je ris quelquefois de l'amitié que j'ai pour mademoiselle Descartes; je me tourne naturellement de son côté ; j'ai toujours des affaires à elle; il me semble qu'elle vous est quelque chose du côté paternel de M. Descartes, et dès là je tiens un petit morceau de ma chère fille. »

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