Page images
PDF
EPUB

SATIRE X.

1693.

LES FEMMES.

[ocr errors]

Enfin bornant le cours de tes galanteries,
Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries;
Sur l'argent, c'est tout dire, on est déjà d'accord;
Ton beau-père futur vide son coffre-fort;
Et déjà le notaire a, d’un style énergique,
Griffonné de ton joug l'instrument: authentique.
C'est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs :
Ainsi que ses chagrins l'hymen a ses plaisirs.
Quelle joie, en effet, quelle douceur extrême,
De se voir caressé d'une épouse qu'on aime !
De s'entendre appeler petit cour, ou mon bon!
De voir autour de soi croître dans sa maison,
Sous les paisibles lois d'une agréable mère,
De petits citoyens dont on croit être père !
Quel charme, au moindre mal qui nous viert menacer,
De la voir aussitôt accourir, s'empresser,
S'effrayer d'un péril qui n'a point d'apparence,
Et souvent de douleur se pâmer par avance!
Car tu ne seras point de ces jaloux affreux,
Habiles à se rendre inquiets, malheureux,
Qui, tandis qu'une épouse à leurs yeux se désole,
Pensent toujours qu'un autre en secret la console.

Mais quoi ! je vois déjà que ce discours t’aigrit.
Charmé de Juvénal?, et plein de son esprit,
Venez-vous, diras-tu , dans une pièce outrée,
Comme lui nous chanter que, dès le temps de Rhées,
La chasteté déjà, la rougeur sur le front,
Avoit chez les humains reçu plus d'un affront;
Qu'on vit avec le fer naître les injustices,
L'impiété, l'orgueil et tous les autres vices :
Mais que la bonne foi dans l'amour conjugal
N'alla point jusqu'au temps du troisième métal ?
Ces mots ont dans sa bouche une emphase admirable :
Mais je vous dirai, moi, sans alléguer la fable,
Que si sous Adam même, et loin avant Noé,

1. Instrument, en style de pratique, veut dire toutes sortes de contrats. (B.)

2. Juvénal a fait une satire contre les femmes, qui est son plus bel ouvrage. (B.)

3. Paroles du commencement de la satire de Juvénal. (B.)

Le vice audacieux, des hommes avoué,

A la triste innocence en tous lieux fit la guerre,
Il demeura pourtant de l'honneur sur la terre;

Qu'aux temps les plus féconds en Phrynés', en Laïs',
Plus d'une Pénélope honora son pays;

Et que, même aujourd'hui, sur ce fameux modèle,
On peut trouver encor quelque femme fidèle.
Sans doute, et dans Paris, si je sais bien compter,
Il en est jusqu'à trois3 que je pourrois citer.
Ton épouse dans peu sera la quatrième :
Je le veux croire ainsi. Mais, la chasteté même
Sous ce beau nom d'epouse entrât-elle chez toi,
De retour d'un voyage, en arrivant, crois-moi,
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce,
Qui, faute d'avoir pris ce soin judicieux,
Trouya.... tu sais.

Je sais que d'un conte odieux Vous avez comme moi sali votre mémoire.

Mais laissons là, dis-tu, Joconde et son histoire :
Du projet d'un hymen déjà fort avancé,

Devant vous aujourd'hui criminel dénoncé,

Et mis sur la sellette aux pieds de la critique,
Je vois bien tout de bon qu'il faut que je m'explique.
Jeune autrefois par vous dans le monde conduit,
J'ai trop bien profité pour n'être pas instruit
A quels discours malins le mariage expose :
Je sais que c'est un texte où chacun fait sa glose;
Que de maris trompés tout rit dans l'univers,
Épigrammes, chansons, rondeaux, fables en vers,
Satire, comédie; et, sur cette matière,

J'ai vu tout ce qu'ont fait La Fontaine et Molière;
J'ai lu tout ce qu'ont dit Villon et Saint-Gelais,

1. Phryné, courtisane d'Athènes. (B.)

2. Laïs, courtisane de Corinthe. (B.) 3. Ceci est dit figurément. (B.)

4. Conte de La Fontaine tiré de l'Arioste.

5. François Corbueil-Villon naquit à Paris en 1431. Accusé et, à ce qu'il paroît, convaincu de friponnerie, il fut condamné à être pendu : la peine ayant été commuée en bannissement, il retomba dans de nouveaux désordres qui lui attirèrent une seconde sentence pareille à la première; mais Louis XI lui fit grâce du supplice. On ne sait pas bien en quel lieu et en quel temps il mourut. Rabelais dit qu'il se retira en Angleterre et y devint le favori d'Édouard IV.

6. Mellin de Saint-Gelais naquit, en 1491, à Angoulême, fils naturel de l'évêque de cette ville, Octavien de Saint-Gelais; il laissa des poésies diverses, entre lesquelles on distingue la Déploration du bel Adonis, une imitation de trois chants de l'Arioste, etc.

Arioste', Marot2, Boccace3, Rabelais',
Et tous ces vieux recueils de satires naïves",
Des malices du sexe immortelles archives.
Mais, tout bien balancé, j'ai pourtant reconnu
Que de ces contes vains le monde retenu
N'en a pas de l'hymen moins vu fleurir l'usage;
Que sous ce joug moqué tout à la fin s'engage;
Qu'à ce commun filet les railleurs mêmes pris
Ont été très-souvent de commodes maris;

Et que, pour être heureux sous ce joug salutaire,
Tout dépend, en un mot, du bon choix qu'on sait faire.
Enfin, il faut ici parler de bonne foi:

Je vieillis, et ne puis regarder sans effroi
Ces neveux affamés dont l'importun visage
De mon bien à mes yeux fait déjà le partage.

Je crois déjà les voir, au moment annoncé

Qu'à la fin sans retour leur cher oncle est passé,

Sur quelques pleurs forcés qu'ils auront soin qu'on voie,
Se faire consoler du sujet de leur joie.

Je me fais un plaisir, à ne vous rien celer,

De pouvoir, moi vivant, dans peu les désoler,

1. L'Arioste, né à Reggio (près de Modène), en 1474, est un des plus célèbres poëtes italiens. Son grand ouvrage, l'Orlando furioso, parut en 1516.

2. Clément Marot étoit de Cahors, où il naquit, en 1495, d'un père qui lui-même étoit poëte, mais qui a été surpassé par son fils. Conduit à la cour de François Ier, il célébra les belles et les princes, suivit le roi à la bataille de Pavie et y reçut une blessure. Ayant embrassé la religion réformée, il se réfugia à Gênes, puis à Turin, où il mourut dans l'indigence en 1544.

3. De tous les ouvrages de Boccace, le plus connu est son Décaméron, recueil de contes où La Fontaine a puisé les sujets de la plupart des siens. I naquit, en 1313, à Paris, où son père, né à Certaldo, en Toscane, avoit été attiré par des affaires de commerce, et fut bientôt conduit à Florence, où il fit ses premières études. Son père, qui le destinoit au négoce, le renvoya, vers 1323, à Paris, d'où il ne revint qu'en 1329. Il a été l'ami de Pétrarque. Après avoir habité Naples et Florence, il vint mourir à Certaldo le 21 décembre 1375.

4. François Rabelais naquit à Chinon en 4483. Il se fit cordelier à Fontenai-le-Comte, puis bénédictin à Maillezais, ensuite médecin à Montpellier. Après avoir accompagné le cardinal du Bellay à Rome, il revint en France, habita Lyon et Paris, obtint une prébende dans la collégiale de Saint-Maur des Fossés, et enfin la cure de Meudon; il mourut, à Paris probablement, en 1553.

[ocr errors]

5. Les Contes de la reine de Navarre, etc. (B.) Marguerite de Valois, sœur de François Ier, étoit née à Angoulême en 1492; elle épousa le duc d'Alençon, puis Henri d'Albret, roi de Navarre, et fut mère de Jeanne d'Albret, qui a donné le jour à Henri IV. Marguerite

mourut en 1549.

Et, trompant un espoir pour eux si plein de charmes, Arracher de leurs yeux de véritables larmes. Vous dirai-je encor plus ? Soit foiblesse ou raison, Je suis las de me voir le soir en ma maison Seul avec des valets, souvent voleurs et traîtres, Et toujours, à coup sûr, ennemis de leurs maîtres. Je ne me couche point qu'aussitôt dans mon lit Un souvenir fâcheux n'apporte à mon esprit Ces histoires de morts lamentables, tragiques, Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques, Dépouillons-nous ici d'une vaine fierté : Nous naissons, nous vivons pour la société. A nous-mêmes livrés dans une solitude, Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude; Et, si durant un jour notre premier aïeul, Plus riche d'une côte, avoit vécu tout seul, Je doute, en sa demeure alors si fortunée, S'il n'eût point prié Dieu d’abréger la journée. N'allons donc point ici réformer l'univers, Ni, par de vains discours et de frivoles vers, Etalant au public notre misanthropie, Censurer le lien le plus doux de la vie. Laissons là, croyez-moi, le monde tel qu'il est. L'hyménée est un joug, et c'est ce qui m'en plaît : L'homme en ses passions toujours errant sans guide A besoin qu'on lui mette et le mors et la bride : Son pouvoir malheureux ne sert qu'à le gêner; Et, pour le rendre libre, il le faut enchaîner. C'est ainsi que souvent la main de Dieu l'assiste.

Hal bon! voilà parler en docte janseniste,
Alcippe ; et, sur ce point si savamment touché,
Desmåres: dans Saint-Rochn'auroit pas mieux prêché.
Mais c'est trop t'insulter; quittons la raillerie;
Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie.
Tu viens de mettre ici l'hymen en son beau jour :
Entends donc; et permets que je prêche à mon tour.

L'épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
Aux vertus, m'a-t-on dit, dans Port-Royal instruite,
Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
Mais qui peut t'assurer qu'invincible aux plaisirs,
Chez toi, dans une vie ouverte à la licence,
Elle conservera sa première innocence ?
Par toi-même bientôt conduite à l'Opéra,
De quel air penses-tu que ta sainte verra

4. Blandin et du (de) Rosset ont composé ces histoires. (B.) 2. Célèbre prédicateur. (B.) — 3. Paroisse de Paris. (B.)

D'un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse.
Ces danses, ces héros à voix luxurieuse;
Entendra ces discours sur l'amour seul roulans,
Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,
Saura d'eux qu'à l'amour, comme au seul dieu suprême,
On doit immoler tout, jusqu'à la vertu même;
Qu'on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer;
Qu'on n'a reçu du ciel un cæur que pour aimer';
Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli? réchauffa des sons de sa musique ?
Mais de quels mouvemens, dans son cæur excités,
Sentira-t-elle alors tous ses sens agités !
Je ne te réponds pas qu'au retour, moins timide,
Digne écolière enfin d'Angélique et d’Armides,
Elle n'aille à l'instant, pleine de ces doux sons,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.

Supposons toutefois qu'encor fidèle et pure
Sa vertu de ce choc revienne sans blessure .
Bientôt dans ce grand monde où tu vas l'entraîner,
Au milieu des écueils qui vont l'environner,
Crois-tu que, toujours ferme aux bords du précipice,
Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse;
Que, toujours insensible aux discours enchanteurs
D'un idolâtre amas de jeunes séducteurs,
Sa sagesse jamais ne deviendra folie ?
D'abord tu la verras, ainsi que dans Clélie",
Recevant ses amans sous le doux nom d'amis,
S'en tenir avec eux aux petits soins permis;
Puis bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre
Naviger à souhait, tout dire et tout entendre.
Et ne présume pas que Vénus, ou Satan,
Souffre qu'elle en demeure aux termes du roman.
Dans le crime il suffit qu'une fois on débute;
Une chute toujours attire une autre chute.
L'honneur est comme une île escarpée et sans bords
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.
Peut-être avant deux ans, ardente à te déplaire,
Éprise d'un cadet, ivre d’un mousquetaire,
Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galans;

1. Maximes fort ordinaires dans les opéras de Quinault. (B) 2. J. B. Lulli, né à Florence en 1633. 3. Voyez les opéras de Quinault intitulés Roland et Armide. (B.) 4. Roman de Clélie , et autres romans du même auteur. (B.)

5. Une infáme, dont le nom étoit alors connu de tout le monde. (B.)

« PreviousContinue »