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Avouez-moi que vous aviez tous deux

Les ongles longs, un peu noirs, et crasseux,
La chevelure assez mal ordonnée,

Le teint bruni, la peau bise et tannée.
Sans propreté, l'amour le plus heureux
N'est plus amour; c'est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l'eau, du millet, et du gland;
Le repas fait, ils dorment sur la dure :
Voilà l'état de la

pure nature.

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Or, maintenant voulez-vous, mes amis
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,
Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d'un honnête homme ?
Entrez chez-lui: la foule des beaux arts,
Enfans du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l'éclatante industrie
De ces déhors orna la symétrie;
L'heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège et du savant Poussin,
Sont encadrés dans l'or d'une bordure;
C'est Bouchardon qui fit cette figure;
Et cet argent fut poli par Germain :
Des Gobelins l'aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.

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Tous ces objets sont vingt fois répétés

Dans des trumeaux tout brillans de clartés. De ce salon je vois par la fenêtre,

Dans des jardins, des myrtes en berceaux; Je vois jaillir les bondissantes eaux. Mais du logis j'entends sortir le maître. Un char commode, avec grâces orné, Par deux chevaux rapidement traîné, Paraît aux yeux une maison roulante Moitié dorée, et moitié transparente : Nonchalamment je l'y vois promené. De deux ressorts la liante souplesse Sur le pavé le porte avec mollesse. Il court au bain : les parfums les plus doux Rendent sa peau plus fraîche et plus polie. Le plaisir presse : il vole au rendez-vous Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie : Il est comblé d'amour et de faveurs. Il faut se rendre à ce palais magique Où les beaux vers la danse, la musique, L'art de tromper les yeux par les couleurs, L'art plus heureux de séduire les cœurs, De cent plaisirs font un plaisir unique. Il va siffler quelque opéra nouveau, Ou, malgré lui, court admirer Rameau. Allons souper. Que ces brillans services,

Que ces ragoûts, ont pour moi de délices!
Qu'un cuisinier est un mortel divin!
Cloris, Églé, me versent de leur main.
D'un vin d'Aï, dont la mousse pressée,
De la bouteille avec force élancée,
Comme un éclair fait voler son bouchon :
Il part, on rit, il frappe le plafond.
De ce vin frais l'écume pétillante
De nos Français est l'image brillante.
Le lendemain donne d'autres désirs,
D'autres soupers, et de nouveaux plaisirs.

Or maintenant, monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d'effets, et riches d'abstinence,
Manquent de tout pour avoir l'abondance:
J'admire fort votre style flatteur,

Et votre prose, encor qu'un peu traînante; Mais, mon ami, je consens de grand cœur

D'être fessé dans vos murs de Salente

Si je vais là pour
chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bon homme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C'est bien en vain que, tristement séduits,
Huet, Calmet, dans leur savante audace,

Du paradis ont recherché la place:

Le paradis terrestre est où je suis. (30)

STANCES

AU ROI DE PRUSSE,

Pour en obtenir la grâce d'un Français détenu depuis longtemps dans les prisons de Spandau. (1744.)

GENIE universel, ame sensible et ferme,

Grand homme, il est sous vous de malheureux mortels! Mais quand à ses vertus on n'a point mis de terme, On en met aux tourmens des plus grands criminels.

Depuis vingt ans entiers faut-il qu'on abandonne Un étranger mourant au poids affreux des fers? Pluton punit toujours, mais Jupiter pardonne : N'imiterez vous plus que le dieu des enfers?

Voyez autour de vous les prières tremblantes,
Filles du repentir, maîtresses des grands cœurs,
S'étonner d'arroser de larmes impuissantes
La généreuse main qui sécha tant de pleurs.

Ah! pourquoi m'étaler avec magnificence
Ce spectacle brillant où triompha Titus?
Pour embellir la fête égalez sa clémence,
Et l'imitez en tout, ou ne le vantez plus. (31)

DÉFENSE DU MONDAIN,

O U

L'APOLOGIE DU LUXE.

A TABLE hier, par un triste hasard,

J'étais assis près d'un maître cafard,
Lequel me dit: Vous avez bien la mine
D'aller un jour échauffer la cuisine
De Lucifer; et moi, prédestiné,

Je rirai bien quand vous serez damné.
Damné ! comment? pourquoi ? Pour vos folies,
Vous avez dit en vos œuvres non pies,
Dans certain conte en rimes barbouillé,
Qu'au paradis Adam était mouillé
Lorsqu'il pleuvait sur notre premier père;
Qu'Ève avec lui buvait de belle eau claire;

Qu'ils

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