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Oh! c'est bien lui: rendez-le moi,
J'ai son amour, il a ma foi. (61)

ODE

A. M. LE COMTE DU LUC.

TEL que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune,

Protée, à qui le ciel, père de la fortune,

Ne cache aucuns secrets;

Sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine,
S'efforce d'échapper à la vue incertaine

Des mortels indiscrets;

Ou tel que d'Apollon le ministre terrible,
Impatient du dieu dont le souffle invincible
Agite tous ses sens,

Le regard furieux, la tête échevélée,

Du temple fait mugir la demeure ébranlée
Par ses cris impuissans :

Tel, aux premiers accès d'une sainte manie,
Mon esprit alarmé redoute du génie

L'assaut victorieux :

Il s'étonne, il combat l'ardeur qui le possède,
Et voudrait secouer du démon qui l'obsède
Le joug impérieux,

Mais sitôt que, cédant à la fureur divine,
Il reconnaît enfin du dieu qui le domine
Les souveraines lois;

Alors, tout pénétré de sa vertu suprême,
Ce n'est plus un mortel, c'est Apollon lui-même
Qui parle par ma voix.

Je n'ai point l'heureux don de ces esprits faciles
Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,
Ouvrent tous leurs trésors;

Et qui, dans la douceur d'un tranquille délire,
N'éprouvèrent jamais, en maniant la lyre,
Ni fureurs ni transports.

Des veilles, des travaux, un faible cœur s'étonne :
Apprenons toutefois que le fils de Latone,
Dont nous suivons la cour,

Ne nous vend qu'à ce prix ces traits de vive flamme,
Et ces ailes de feu qui ravissent une ame
Au céleste séjour.

C'est par-là qu'autrefois d'un prophète fidèle
L'esprit, s'affranchissant de sa chaîne mortelle
Par un puissant effort,

S'élançait dans les airs, comme un aigle intrépide,
Et jusques chez les dieux allait d'un vol rapide

Interroger le sort.

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C'est par-là qu'un mortel, forçant les rives sombres,
Au superbe tyran qui règne sur les ombres,
Fit respecter sa voix :

Heureux si, trop épris d'une beauté rendue,
Par un excès d'amour il ne l'eût point perdue
Une seconde fois!

Telle était de Phoebus la vertu souveraine,
Tandis qu'il fréquentait les bords de l'Hippocrène
Et les sacrés vallons :

Mais ce n'est plus le temps, depuis que l'avarice,
Le mensonge flatteur, l'orgueil et le caprice,
Sont nos seuls Apollons.

Ah! si ce dieu sublime, échauffant mon gérie,
Ressuscitait pour moi de l'antique harmonie
Les magiques accords;

Si je pouvais du ciel franchir les vastes routes,
Ou percer par mes chants les infernales voûtes
De l'empire des morts,

Je n'irais point, des dieux profanant la retraite,
Dérober aux destins, téméraire interprète,

Leurs augustes secrets;

Je n'irais point chercher une amante ravie,
Et, la lyre à la main, redemander sa vic
Au gendre de Cérès.

Enflammé d'une ardeur plus noble et moins stérile
J'irais, j'irais pour vous, à mon illustre asile!
O mon fidèle espoir!

Implorer aux enfers ces trois fières déesses

Que jamais jusqu'ici nos vœux ni nos promesses
N'ont eu l'art d'émouvoir.

Puissantes déités qui peuplez cette rive,
Préparez, leur dirais-je, une oreille attentive
Au bruit de mes concerts:

Puissent-ils amollir vos superbes courages
En faveur d'un héros digne des premiers âges
Du naissant univers!

Non, jamais sous les yeux de l'auguste Cybèle
La terre ne fit naître un plus parfait modèle
Entre les dieux mortels;

Et jamais la vertu n'a, dans un siècle avare,
D'un plus riche parfum ni d'un encens plus rare
Vu fumer ses autels.

C'est lui, c'est le pouvoir de cet heureux génie, Qui soutient l'équité contre la tyrannie

D'un astre injurieux :

L'aimable vérité, fugitive, importune,

N'a trouvé qu'en lui seul sa gloire, sa fortune,
Sa patrie, et ses dieux.

Corrigez donc pour lui vos rigoureux usages.
Prenez tous les fuseaux qui, pour les plus longs âges,
Tournent entre vos mains.

C'est à vous que du Styx les dieux inexorables
Ont confié les jours, hélas! trop peu durables
Des fragiles humains.

Si ces dieux, dont un jour tout doit être la proie,
Se montrent trop jaloux de la fatale soie

Que vous leur redevez,

Ne délibérez plus, tranchez mes destinées,
Et renouez leur fil à celui des années

Que vous lui réservez.

Ainsi daigne le ciel, toujours pur et tranquille,
Verser sur tous les jours que votre main nous file
Un regard amoureux !

Et puissent les mortels, amis de l'innocence,
Mériter tous les soins que votre vigilance
Daigne prendre pour eux !

C'est ainsi qu'au-delà de la fatale barque,
Mes chants adouciraient, de l'orgueilleuse Parque
L'impitoyable loi;

Lachesis apprendrait à devenir sensible,

Et le double ciseau de sa soeur inflexible
Tomberait devant moi.

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