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là un effet de cette fortune favorable, qui environna sa vie entière.

Il fut pourtant un de ces grands coupables, si c'est un crime d'avoir concouru à répandre la connaissance des vrais principes de la société et des saines organisations politiques; d'avoir cultivé dans les âmes cette passion philanthropique, de voir les hommes chercher les moyens de leur bonheur dans le développement des affections généreuses, et dans l'accroissement de leurs lumières; cet intérêt, supérieur à tous les autres, de s'embrasser par la paix, par le commerce, par tous les bienfaits de la civilisation; ce discernement de la vraie gloire, qui, dans les temps éclairés, se sépare des grandeurs désastreuses, et ne s'attache plus qu'aux noms des bienfaiteurs de l'humanité. Tout cela sortait naturellement du tableau de la Grèce; la seule portion de l'antiquité, où le sentiment de l'humanité ait un peu adouci l'esclavage et embelli la liberté même; où la civilisation ait marché à la suite des conquêtes; où la domination ait porté la philosophie et les beaux-arts aux vaincus; et, ce qui n'est ni moins précieux, ni moins ho

norable, où la servitude même les ait communiqués aux vainqueurs. Tout cela s'y versait encore par l'action de l'esprit du siècle sur l'écrivain, qui avait dû d'ailleurs à cet esprit le plan, le but et la conception de l'ouvrage ; ce n'est que de cette manière que Barthélemy a été philosophe ; ce qui heureusement n'est pas arrivé à lui seul.

Mais ne trouvé-je pas ici même un exemple des dangers attachés aux meilleurs livres, lorsqu'ils paraissent dans des temps, qui ne leur conviennent pas ? Ces révolutions de la Grèce, qu'une implacable fureur de liberté y renouvelait sans cesse dans chaque contrée; ces grands noms consacrés

par le nom fanatique de liberté; ces honneurs immortels pour les héros de la liberté; cette horreur attachée à la seule idée d'une suprême magistrature, qui n'avait là que le nom abominable de tyrannie; toute la Grèce reproduite dans l'ébranlement d'une monarchie, devait exalter les têtes ardentes et égarer notre jeunesse, par ses plus nobles passions.

On n'a pas encore observé, ce me semble, que ce ne furent pas les vices d'abord, mais

plutôt des vertus, mal dirigées, qui ont jeté notre révolution si loin de son but ; que nos livres classiques, qui ne nous montraient la liberté publique que sous des formes démocratiques, ont résisté, pour notre ruine, à l'effet, plus heureux, des doctrines modernes, qui ne la plaçaient plus que dans les gouvernemens mixtes. Tandis que les esprits éclairés en cherchaient le système, par la lumière des derniers écrivains politiques; les jeunes gens, toujours enivrés des impressions de nos écoles, ne voulaient vivre que sous les assemblées du peuple; ne connaissaient de lois que les décrets de la place publique; et prétendaient tous devenir des Démosthènes. J'en conclus qu'il faudrait mettre, de préférence, dans notre enseignement public, plusieurs des ouvrages, si décriés aujourd'hui, des philosophes du dixhuitième siècle, pour amortir du moins l'action trop violente des doctrines anciennes dans les matières politiques; et pour mettre un bon ouvrage à côté d'un autre, bien supérieur, je ne laisserais lire à un jeune homme le Voyage d'Anacharsis,

qu'après la Constitution d'Angleterre, par le Génevois de Lolme.

Je finis par une dernière vue sur l'intéressant spectacle de la carrière de Barthélemy. Rien n'eût manqué à la paix, comme à l'honneur de sa vie, si la publication de son ouvrage en avait été le terme.

La révolution, il est vrai, ne toucha à sa liberté qu'un seul jour; et ce qui est encore une circonstance à remarquer ici, elle ne fut point sans quelques égards pour lui; mais il en vit sur le trône, dans sa patrie, dans toute l'Europe, les attentats, les ravages, les catastrophes; il assista à la proscription, à la mort tragique de tant d'illustres victimes; elle lui enleva tous ses amis: et quel plus grand supplice pour l'homme de bien! il est tel, que je ne puis concevoir qu'aucun voulût recommencer la vie, d'ailleurs la plus heureuse, à la condition de parcourir toute entière une telle époque.

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DIDEROT.

Écrit en 1809, retouché en 1816.

Il est des génies d'un ordre à part, dont la gloire éminente ne pourrait être contestée, si, par la fougue indomptée de leur impulsion, ils n'avaient souvent violé ces limites, ces principes, ces bienséances, qui sont des lois pour le génie lui-même. Il semble que la nature n'ait pu les enfanter que dans des jours de force et de caprice. Tous les talens en eux ne paraissent en former qu'un seul : poëtes, dans leur manière de grouper les idées, de les sentir, de les peindre, parce qu'ils sont philosophes dans leurs manières de les chercher, de les féconder, de les placer sur les grandes routes de l'esprit humain ; et orateurs, parce qu'ils sont philosophes et poëtes. Point de sciences où ils ne pénètrent; point de matières où ils n'ouvrent des voies nouvelles; point de sujets où ils ne portent

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