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même moule; qu'à répéter les mêmes tableaux avec de moins belles couleurs ; qu'à refaire, avec du bel esprit, l'oeuvre d'un goût créateur.

Peu d'ouvrages, dans aucun siècle, ont obtenu et mérité un succès aussi certain, aussi universel, aussi permanent: le jeune Anacharsis restera un livre de toutes les bibliothéques; une lecture utile ou agréable à toutes les classes de lecteurs; le commencement des études savantes pour ceux qui s'y dévouent; et un riche fonds d'instruction pour ceux qui ne peuvent les embrasser, que dans un seul livre.

Avec des mérites si précieux, il peut se passer des hauts caractères du génie ; et peutêtre aussi eussent-ils dénaturé le plan de l'ouvrage. Un écrivain, d'un ordre plus éminent, aurait tout subordonné à ses principes, à ses affections; il aurait tout vu en lui seul; et n'eût reproduit que les impressions du sujet sur son âme. La Grèce avait besoin d'être envisagée d'une vue plus calme, par une imagination moins passionnée, pour reparaître à nos regards, telle qu'elle était.

Si des travaux du savant, de la gloire de

l'homme de lettres, nous passons au tableau de sa vie, nous trouvons encore un specta→ cle, non moins intéressant.

Parmi les hommes de lettres, ce ne sont pas les savans que l'on voit, de préférence, tenir une place dans les sociétés du grand monde. Ils y apportent peu de ce qui plaît, de ce qu'on y recherche ; et leurs goûts solitaires; des études auxquelles les jours ne suffisent pas, ne les en éloignent pas moins. Cependant Barthélemy trouva ses amis les plus justement chéris, comme une maison à lui, comme une seconde famille, dans la famille et la maison d'un premier ministre, en réalité, sinon en titre; du dernier des grands seigneurs en France par l'éclat, l'importance et la somptuosité. Là, il ne s'était pas rendu nécessaire par l'intrigue, le manége; par ce dévouement servile, qui subjugue les grands. Son caractère simple, vrai, noble, avait formé et entretenait l'alliance de ces choses, si peu en accord; là, il n'avait pas besoin de se revêtir de la dignité d'une belle réputation, pour se maintenir en face des rangs élevés; là, il paraissait toujours à sa place, parce qu'il en avait une

ailleurs; que l'on reconnaissait la sienne propre à sa modestie, à sa modération constantes; là, il recevait et rendait l'honneur dans la même mesure, parce que entre le grand seigneur et l'homme de lettres, ni l'un, ni l'autre, ne gâta jamais par l'orgueil les charmes d'une mutuelle estime, d'une mutuelle affection; et peut-être aussi, parce que entre le grand seigneur et l'homme de lettres, était placée une femme ornée de toutes les vertus de son sexe, et douée de toutes les grâces du cœur ; la femme la plus honorable et la plus honorée du dernier siècle (la duchesse de Choiseul).

Le mérite précoce de Barthélemy obtint de bonne heure tout son effet, et n'essuya jamais de contradiction; l'envie, la haine, le dénigrement n'ont pas existé pour lui. Était-ce l'importance de ses liaisons qui le protégeait? dans un autre, cet avantage n'eût fait qu'ajouter aux siens propres tous les ennemis d'un ministre. La sagesse de sa conduite? qui vécut aussi plus près des princes et des grands que Fontenelle? qui fut plus discret, plus modéré; plus habile même à écarter de lui tout ce qui trouble

la vie? et cependant Fontenelle avait comblé 'une malle d'écrits et de satires contre lui auxquels il a l'honneur unique de n'avoir jamais répondu. Ses services, toujours délicats, toujours modestes pour les talens contemporains? combien d'autres ont su faire du bien et le bien faire, et n'ont trouvé que des mécontens et des ingrats! Il faut en convenir, il y eut en ceci un bonheur mérité; mais enfin un bonheur rare, dont il faut faire un honneur à l'humanité, un hommage au siècle, un encouragement à ces vertus paisibles, si bonnes à ceux qui les possèdent, et qui plaisent tant à ceux même qui n'en reçoivent que l'exemple.

L'auteur du jeune Anacharsis traversa toute cette fameuse époque de la fin du dixhuitième siècle; il vit, dans les académies et dans le monde, cette fermentation des esprits ; ce besoin de choses nouvelles; cette élaboration lente et profonde d'une révolulution, sans modèle et sans exemple, entre toutes les autres.

Ces époques, si utiles et si funestes par les mouvemens qu'elles impriment dans les peuples, sont favorables aux grands ouvra

ges;

elles échauffent utilement les esprits, assez forts pour ne pas s'en laisser emporter.

Tel est le caractère auquel on reconnaît les beaux écrits de cette époque; ceux qui la consacreront par des services éternels; et la disculperont des maux sortis d'autres causes, plus puissantes pour le mal, que les bons livres ne le sont pour le bien. Mélangés de vérités et d'erreurs, leur effet propre était sur les hommes capables de séparer les unes des autres; sans une subversion nationale, ils ne faisaient qu'éclairer; dans une subversion nationale, ils ne pouvaient plus que fournir des alimens à l'incendie. Tel m'a toujours paru le point de vue où ils retrouvent la haute estime, que la postérité leur rendra ou plutôt leur conservera.

Soit parce que l'ouvrage de Barthélemy n'a paru qu'à un temps où le caractère philosophique n'était plus un reproche par personne; soit que sa philosophie fût au-dessus de tout reproche; quoique ami de tous les écrivains, que l'on essaie de nouveau de dé crier comme philosophes, on consent à l'excepter de cette proscription; et c'est encore

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