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tant de grands abus; en brisant les chaînes de la pensée; en lui créant un nouvel art de se saisir des choses; en lui donnant d'autres vues; en la tournant sur d'autres objets, a jeté partout des germes de vérité et de liberté; a imprimé une autre direction aux esprits; et presque un autre cours aux événemens politiques et moraux : il aura au moins la gloire d'avoir préparé une grande révolution sociale; les grands hommes, qui seront placés à la tête des nations, trou.eront des lumières acquises sur le bien qu'ils voudront faire; et, ce qui leur sera encore plus favorable, des esprits plus disposés à l'accepter.

De là un nouveau caractère dans les écrits de ce siècle. Un lecteur attentif, en passant des ouvrages de l'autre siècle à ceux du nôtre, reconnaît la même langue, mais aperçoit un nouvel esprit. L'espèce des idées, la manière même de les énoncer, les moyens et le but; tout ce qui sert à distinguer des choses, qui ne se rapprochent, qu'en se produisant dans ces heureuses formes de la pensée, création de la première de ces époques, héritage impérissable de toutes les autres;

tout cela donne une autre couleur aux ouvrages; annonce dans les auteurs une éducation différente; et la plus puissante de toutes, celle des objets et des opinions qui les

entourent.

Lequel de ces siècles vaut le mieux? Chacun devait avoir ses avantages et son mérite propre; c'est la loi de la nature, qui veut que tout se succède ; et que les choses se détériorent d'un côté, en se perfectionnant de l'autre. Nous avons un grand nombre de génies éminens à mettre dans la balance des deux siècles, et un plus grand nombre de bons ouvrages; parce qu'avec des lumières plus étendues, une raison plus exercée, plus de modèles et de secours, et de nouvelles carrières qui s'ouvrent sans cesse, on peut bien faire, avec un talent moindre; comme on ne peut plus s'élever à la hauteur des grands écrivains antérieurs, même avec un talent égal, dans les genres où ils ont excellé.

Telle était l'époque où M. Thomas a commencé d'écrire: plusieurs des grands hommes, qui avaient fait cette révolution philosophique, étaient déjà morts. Un plus grand

nombre restait; et d'autres encore s'élevaient pour prendre place au milieu d'eux. Sans le sentir, du moins sans le croire, M. Thomas en était un. Comme tous les écrivains qui ont un caractère à eux, il a des défauts marqués, ainsi que des beautés supérieures. Je n'aurais pas le droit de louer les unes, si je n'examinais les autres; car, dans les éloges, c'est la justice qui honore, c'est la vérité qui

reste.

Les défauts qu'on a reprochés à M. Thomas, sont une manière, un peu colossale, d'envisager et de présenter les objets; avec cela, et par un contraste singulier, une analyse quelquefois lente et uniforme, où il sépare tout, par la division et l'énumération. De là, souvent dans son style, une continuité de peine et d'effort; et quelquefois un mélange de sécheresse et d'enflure. On lui conteste cette philosophie inventrice, qui, en offrant beaucoup d'idées, les tire de ses propres impressions, plus encore que des richesses d'une savante et profonde lecture. On lui refuse ce développement simple et facile du discours, qui soutient l'attention, en la délassant. On lui refuse aussi cette fusion

heureuse des sentimens dans les idées; et cette douce chaleur des passions, qui ne laisse rien sans intérêt; et répand, jusque sur les plus austères pensées, une grâce, qui en embellit la vigueur. Enfin on lui refuse ce don d'être toujours inspiré par les sujets; de se varier de leurs nuances; d'obéir à leurs mouvemens; de saisir tous leurs caractères, pour produire toutes leurs impressions.

A l'examen, chacun de ces reproches paraît vrai, jusqu'à un certain point. Dans l'entraînement d'une simple lecture, on en est moins frappé, parce que le sentiment s'en efface dans l'admiration des grandes beautés, qui les accompagnent. Il n'est donné qu'à un petit nombre d'écrivains privilégiés, d'avoir des défauts, qui se fassent peu sentir; et je ne sais même s'il en est de tels; car ceux dont on ne peut marquer les mauvaises qualités, peuvent encore être recherchés sur les bonnes, qui leur manquent.

Voyons maintenant les qualités grandes et réelles, qui lui ont enfin obtenu une si haute estime. Les sujets qu'il a traités, ont tous de l'élévation et de l'intérêt : la plupart n'appartiennent qu'à la littérature; mais il

y a fondu tant de connaissances, répandu tant de vues et d'esprit, qu'il exerce beaucoup la pensée de ses lecteurs. Il y a, dans sa philosophie, sinon une grande souplesse, du moins une grande sagacité, et une variété piquante d'idées et d'objets. Il est de ces écrivains, dont le talent peint le caractère ; en le lisant, on jurerait sur le fond de son cœur ; et ce respect qu'il inspire, dispose encore plus à cette sage indépendance, à ce vif amour du beau et du bon, à ce besoin de n'avoir que des intentions, dont on puisse s'honorer à ses propres yeux, qui paraissent ses passions personnelles. Si on ne le lit pas toujours avec charme, on le lit souvent avec enthousiasme; s'il n'est pas la lecture favorite des gens du monde, à qui il faut des grâces plus légères et plus faciles, il est celle de l'homme solitaire, qui veut élever son âme et agrandir sa pensée; il est surtout celle des jeunes gens les mieux nés, qui ont un grand attrait pour ce qui est énergique et même austère; il entretient en eux cet enthousiasme du bien, qui est la vertu et le bonheur de leur âge. Il sera un des écrivains les plus utiles, par les instructions et les impres

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