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LA BRUYÈRE.

LA BRUYÈRE est un plus profond moraliste, qu'on ne l'a dit. Son regard a embrassé tout le spectacle de la société, dans une grande monarchie. Tous les rangs, toutes les conditions, toutes les passions, tous les travers sont saisis, rapprochés, gravés dans son livre ; c'est un tableau de toute la vie civile. La vérité, chez lui, naît de la fidélité et de la variété des nuances. Mais, comme tous les grands peintres, il remonte toujours au type fondamental de toutes les figures; il peint un courtisan, un bourgeois, l'homme d'épée, l'homme de robe, le parvenu, le nouvelliste etc.; mais il atteint toujours, dans le cœur humain, à l'affection générale, analogue à la forme particulière; elle sort toute entière dans ses portraits; elle en fait l'éclat, le mouvement, et la vie.

Voyez encore combien le cadre qu'il a inventé est riche et heureux! Moins les transitions, son livre est un ensemble, puisque

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tous les objets s'y groupent, comme dans un tableau. Frappé de tant d'objets, qu'il range autour de lui, avec un art, qu'on n'aperçoit pas; et toujours frappé vivement, aucun n'est omis; et il se livre à chacun, avec la passion qu'il peut donner. Ici il s'indigne; là il s'attendrit ; il invective, avec une rare énergie; il peint, avec la grâce la plus aimable; il descend à la plaisanterie; il remonte à la gravité. Il est orateur, poëte, philosophe, comme il le veut, et où il le faut. Soit qu'il pense, soit qu'il peigne, toujours des tours et des formes, qu'il invente et diversifie, jusqu'au prodige. C'est là surtout où il est et restera un écrivain à part. De tous, c'est celui qui a le moins imité ; et qu'il serait le plus dangereux d'imiter.

Tous les grands hommes du beau siècle où il a vécu, nous sont parvenus avec les principaux détails de leur vie, comme avec les titres de leur gloire. Nous pouvons les comparer à leurs ouvrages, et les y reconnaître. Pourquoi La Bruyère a-t-il une destinée si différente? Il n'est pas aisé de le concevoir. Il n'y a donc qu'un seul monument, où l'on puisse chercher quelque image

de cet écrivain; et c'est dans son livre même. Je me plais à recueillir ici les traits de La Bruyère, qui me font le mieux présumer du fond de son cœur.

Quelle profonde humanité dans cette pensée ! «<< Il y a des misères sur la terre, qui >> saisissent le cœur. Il manque à quelques» uns, jusqu'aux alimens; ils redoutent l'hi>> ver; ils appréhendent de vivre. L'on man>> ge ailleurs des fruits précoces; l'on force » la terre et les saisons, pour fournir à sa » délicatesse. De simples bourgeois, seu» lement à cause qu'ils étaient riches, ont >> eu l'audace d'avaler, en un seul morceau, >> la nourriture de cent familles. Tienne qui » pourra contre de si grandes extrémités; je » me jette et me réfugie dans la médiocrité. »

Sa sensibilité ne se contente pas de gémir et de s'indigner, en contemplant le sort des malheureux; elle lui dicte les plus belles règles, pour une bienfaisance active.

« C'est assez pour soi d'un fidèle ami; >> c'est même beaucoup de l'avoir rencontré. >> On ne peut en avoir trop, pour le service >> des autres. »

Écoutons comment il sait aimer:

<< Être avec les gens qu'on aime, cela » suffit: rêver, leur parler; ne leur parler

>> pas; penser à eux, penser à d'autres objets, >> mais au près d'eux; tout est égal.

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Il ne sait pas moins bien regretter ses amis, que les aimer.

<< I devrait y avoir dans le cœur des >> sources inépuisables de douleurs, pour de >> certaines pertes. L'on pleure amèrement, » et l'on est sensiblement touché; mais l'on >> est ensuite si faible et si léger, que l'on se >> console. »

Ainsi cette âme, pénétrée de ses regrets, se plaint à la nature, de ce qu'elle lui a permis de sortir de sa douleur!

Il lui appartient bien aussi d'être le législateur de la bienfaisance et de la reconnais

sance.

<< Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude, de manquer aux misérables.

que

» Si l'on a donné à ceux que l'on aimait, » quelque chose qu'il arrive, il n'y a plus » d'occasion où l'on doive songer à ses bien>> faits.

» Il y a du plaisir à rencontrer les yeux » de celui que l'on vient d'obliger.

>> Celui-là peut prendre, qui goûte un >> plaisir aussi délicat à recevoir, que son >> ami en sent à lui donner.

» Une grande reconnaissance emporte » avec soi beaucoup de goût et d'amitié » pour la personne qui nous oblige.>>

J'ose dire que l'esprit, tout seul, n'eût pas trouvé ces maximes des belles âmes.

Ce n'est que dans les belles âmes, que naissent les sentimens les plus aimables. D'autres âmes peuvent éprouver toute la violence des passions: elles seules en connaissent la grâce. Je demande si l'on a jamais mieux exprimé tout ce qu'il y a de plus enchanteur dans l'amour, que dans cette pensée :

« Si j'accorde que, dans la violence d'une » grande passion, on peut aimer quelqu'un >> plus que soi-même ; à qui ferai-je plus de plaisir, à ceux qui aiment, ou à ceux qui >> sont aimés? >>

Mais peut-être la vertu que La Bruyère montre le plus, est ce courage d'un écrivain fier et généreux, qui prend à partie tout ce qui outrage la vertu et les talens; tout ce qui opprime l'humanité; tout ce qui afflige le malheur. Il semble qu'il n'ait écrit que

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