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tent les troupes, qu'il leur faudra pour s'engager. Pendant ce temps, Villars et son armée, animés de la plus belle ardeur devant le but si proche, précipitent leurs préparatifs, enlèvent le camp, et, courant aux ponts de l'Escaut, en aval de Denain, interdisent ainsi le passage aux troupes d'Eugène. Le corps de Denain est pris ou détruit. De la rive droite de l'Escaut, sans pouvoir intervenir dans la lutte, Eugène contemple impuissant son désastre. Il n'a plus qu'à ordonner la retraite. Surpris et désemparé dans ses combinaisons et son système de communications, il doit se retirer et au plus vite. C'est qu'en effet Villars, exploitant son succès sans trêve, aborde Marchiennes, magasin principal de l'ennemi, le soir même de la bataille et en moins de six jours récupère les garnisons des places qui tiennent encore, reprend les pays de la rive gauche de l'Escaut, double les pertes de l'ennemi et porte dans ses rangs le désarroi à son comble. Quelques semaines après, la France avait retrouvé ses frontières du Nord; les murs endeuillés de Versailles se paraient de plus de soixante drapeaux conquis.

Une fois de plus la bataille se gagne bien avec les jambes des soldats, mais encore faut-il qu'un commandement avisé et actif ait judicieusement choisi et fixé le but à poursuivre.

Fort de l'avis du roi : agir pour sauver l'État, Villars a visé nettement un point vital du système ennemi. Le moment venu, il s'y présente sans hésitation, dans des conditions de prudence qui excluent le désastre en cas d'échec,

des conditions de force qui en assurent l'enlèvement, selon toute prévision; et des conditions de temps qui interdisent à l'ennemi d'intervenir sérieusement. Arrivé sur le terrain qu'il a choisi, il limite et ferme à son profit le champ de bataille par l'emploi de l'Escaut; il y poursuit et obtient ainsi une décision par les armes qui restera sans appel, il l'exploite sans répit, d'où les grands résultats qu'elle entraîne.

La bataille ainsi menée s'appelle Denain. Mais la bataille se perd avec les mêmes soldats, dans une marche à l'aventure, à la simple recherche d'une occasion militaire favorable, sans une nette compréhension tout d'abord de la situation politique; c'est alors Malplaquet. Les rapports de la politique et de la guerre étaient déjà trop étroits pour que ces deux activités pussent s'ignorer. Chaque jour ils le deviennent davantage, et de même qu'un gouvernement ne peut avoir dans la paix que la politique de son état militaire, de même une armée, quand elle entre en campagne, ne peut avoir qu'une attitude et une tactique celles correspondant à la politique jusqu'alors pratiquée par l'Etat. C'est ainsi qu'après une longue politique de paix et de simple défense du pays, il est difficile à l'armée de ce pays d'entrer en action par l'offensive. Le gouvernement de cette politique ne l'a pas dotée des moyens formidables, indispensables cependant à toute attaque. Pour des raisons analogues, les armées seules capables de débuter par de larges offensives de style napoléonien sont celles des gouvernements

atteints d'impérialisme, avides de conquêtes, à politique agressive, parce que seuls ils ont pu imposer au pays la charge des préparatifs nécessaires, notamment l'organisation des réserves et du gouvernement lui-même.

RAYMOND POINCARÉ1

RÉPONSE AU MARECHAL FOCH

Journées d'angoisse.
Octobre 1914.

Les Belges se sont retirés sur Ostende. Ils sont appuyés à droite, devant Dixmude, par cette phalange de fusiliers marins dont les exploits ont fait pâlir pour l'éternité les plus beaux modèles de courage antique; mais l'ennemi avance le long de la côte, dans le sable des dunes, jusqu'aux approches de Nieuport. Journées d'angoisse, où les minutes sont chargées d'inconnu et où vous cherchez surtout à maintenir la confiance autour de vous. Enfin, la 42° division, celle-là même que vous avez si hardiment fait défiler derrière les marais de Saint-Gond, arrive, toujours aussi fougueuse, à la frontière belge, et pendant que les fusiliers marins renouvellent leurs prodiges, vous la

1. Ancien président de la République française pendant la guerre.

chargez d'étayer nos alliés à Nieuport et sur l'Yser. Vous aidez ainsi la Belgique à conserver intact le lambeau de terrain qui restera jusqu'aux derniers jours de la guerre le réduit de son armée et le symbole de son indépendance.

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Dans la soirée du 30 octobre, vous apprenez tout à coup que l'ennemi a déchiré d'un seul geste le rideau de cavalerie britannique et pénétré à Hollebeck. Vous vous précipitez chez le maréchal French; il est plus de minuit; vous le réveillez. « Avez-vous des réserves? lui demandez-vous. Non. Je vais vous en donner. Tenez jusqu'à ce qu'elles arrivent. Je tâcherai. » Vous rentrez à Cassel, où vous avez, depuis peu de jours, transféré votre quartier général, et à deux heures du matin, vous donnez des ordres pour que des renforts soient dirigés sur l'armée anglaise. Mais le 1er corps britannique est presque anéanti; le maréchal French est sur le point de retirer son artillerie lourde et de battre en retraite. Vous courez à Wlamertynghe et vous l'appelez auprès de vous: <«< Si nous accusons notre faiblesse, lui déclarez-vous, nous sommes emportés comme des fétus de paille. Maintenez, coûte que coûte, votre 1er corps où il est. J'attaquerai moi-même à droite et à gauche avec des troupes françaises. » En parlant, vous avez pris une feuille de papier sur un bureau; vous y jetez, à la hâte, quatre lignes où vous précisez votre pensée, et vous tendez la note au maréchal. Il la lit, réfléchit un instant, appelle un officier d'ordonnance et lui

dit : « Allez porter cet ordre. » Le désastre était conjuré.

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Peut-être vous souvient-il que, le même jour, nous nous sommes rencontrés, vous et moi, à Dunkerque avec le général Joffre et lord Kitchener. Vous étiez encore tout frémissant de votre conversation, et comme Kitchener, malgré son beau sang-froid, n'était pas sans éprouver quelque inquiétude sur le sort de la petite armée britannique, vous l'avez rassuré. « Mais, avez-vous ajouté, envoyez-nous le plus tôt possible les divisions que vous formez. Vous aurez un million d'hommes dans dix-huit mois. » Et vous de répliquer : « Je préférerais moins d'hommes arrivant plus tôt. » La Grande-Bretagne a tenu, et au delà, la promesse de Kitchener, et elle a devancé l'échéance qu'il avait fixée. Mais en ces jours où la pauvreté des effectifs alliés nous préoccupait si vivement et où l'Angleterre ne nous laissait espérer une armée que pour le printemps de 1916, quelle inflexible volonté ne vous a-t-il pas fallu, au général Joffre et à vous, pour dire tous deux : « Nous nous battrons seuls, en attendant. >>

Bientôt, de la mer à la Haute-Alsace, le front se cristallise. Ce sont, d'abord, au début, pendant les durs mois d'hiver, des tranchées boueuses ou glacées, des abris sans air et sans lumière, des parapets qui s'effondrent, des réseaux inachevés de fils de fer, de vagues esquisses de positions improvisées; et les hommes vivent là, sous la pluie, sous la neige, sous

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