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peu écrit et il n'avait rien écrit qui ne fût écrit. Il avait fait connaître le monde romain en savant qui est un homme du monde, avec un art délicat de présenter la bonne compagnie ancienne à la compagnie moderne, qui avait été oublié, ou peu connu, depuis la mort de M. l'abbé Barthélemy. Il eût été, en d'autres temps, le protégé favori du duc de Choiseul et le professeur aimé de Choiseul-Gouffier. Il était tout à fait un sujet académique.

L'homme qui a vu Hernani.

M. Boissier fut tout de suite de l'Académie comme s'il en avait toujours été. On y cause, on y discute courtoisement, on y lit les livres nouveaux et on s'y souvient des anciens comment n'y aurait-il pas été chez lui? Il y continuait les Tusculanes.

Et comme il aimait à les continuer! On a dit que la conversation est l'art de s'écouter soimême devant les autres; et l'on a dit aussi que le premier talent d'un causeur est de savoir écouter. M. Boissier, comme vous l'avez très bien dit, Monsieur, était un homme de juste milieu et il se tenait d'instinct entre ces deux extrêmes. Il savait écouter admirablement, moins par déférence que par curiosité et toujours avide de recueillir une idée que par hasard il n'eût pas eue, ou une notion qui, par exception, lui eût échappé; et son impatience méridionale ne se réveillait que quand il arrivait qu'on se répétât; car il n'avait pas ce besoin des distraits qui est

qu'on leur dise les choses plusieurs fois de suite et qui, à la vingtième, vous disent avec hésitation: « Il me semble que vous m'avez dit déjà cela. » Il écoutait donc honnêtement et discrètement, la discrétion de l'auditeur consistant à épargner à celui qui parle la peine de parler plus longtemps qu'il ne faut pour se faire entendre.

Et il parlait à ra vir. Rousseau, qui était Génevois, un peu trop peut-être, si l'on peut trop l'être, définissait la France : « le pays où l'on est dispensé de penser pourvu qu'on parle, » et c'était une généralisation indiscrète. M. Boissier ne parlait jamais sans avoir pensé; seulement il pensait vite, comme ceux qui en ont l'habitude. Il était toujours prêt et, comme l'homme de Pascal, «< il parlait de ce qu'on parlait quand il entrait ». Beaucoup n'ont que l'esprit de l'escalier. Lui aussi avait l'esprit de l'escalier, mais c'était en le montant.

Il avait du reste ici occasion d'entretiens et tentation de les prolonger. L'Académie est très bien au temps où nous sommes; mais elle était déjà très bien en ce temps-là. Il y avait Dumas fils, il y avait le duc d'Aumale, il y avait Emile Augier, il y avait Guizot, il y avait Thiers, il y avait Taine, il y avait Renan, il y avait Victor Hugo. C'était un salon agréable. Hugo affectionnait fort M. Boissier. Il lui parlait théâtre : << Ah! ce ne sont plus les batailles d'Hernani. Vous vous rappelez Hernani, Monsieur Boissier? » M. Boissier ne se rappelait pas Hernani, n'étant né que sept ans avant, mais il avait été à la première des Burgraves et il l'avait dit à Victor

Hugo, Victor Hugo confondait. Peut-être aussi aimait-il mieux le souvenir d'Hernani que celui des Burgraves, qui avait été un de ces échecs qu'on appelle des demi-victoires. Et M. Boissier avait fini par répondre : « Si je me souviens d'Hernani! » C'est une des rares occasions où il faut se vieillir pour plaire.

MARCEL PRÉVOST1

(21 avril 190)

SUCCESSEUR DE VICTORIEN SARDOU

Victorien Sardou une répétition générale.
La pintade.

Aux répétitions, exact à la minute, il arrive alerte et frileux, avec son pardessus, son foulard, son chapeau que remplace aussitôt le béret moyen âge, insigne de son labeur, dirait-on. Le chef machiniste, le chef électricien, sont à ses ordres, un peu intimidés, car cette immense renommée théâtrale leur impose, mais déférents comme l'est toujours l'ouvrier pour le bourgeois qui connaît la partie; ils savent que ce petit homme rasé commanderait aussi bien qu'eux la plantation du décor ou le réglage des herses. Cependant les interprètes viennent saluer le maître il manque seulement la principale, l'étoile... Sardou s'impatiente. «< Mais 1. Romancier. Auteur des Demi-Vierges.

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qu'est-ce qu'elle fiche donc, cette pintade-là?...D A-t-il dit pintade? Je n'en suis pas sûr. Sardou, sur le plateau, parle le rude langage d'un Lasalle qui va charger. Et puis, avec son sens aiguisé du théâtre, peut-être il prévoit qu'un jour toutes les comédiennes rêveront d'un rôle emplumé... La voilà qui accourt, la jolie pintade, confuse et charmante, coiffée à ravir et emmitouflée de fourrures : « Ah! cher maître!... Cent excuses!... Le couturier... la modiste... >> Sardou, grommelant un peu, gagne le guignol, et la répétition commence... Mais, aux premières répliques, il a bondi sur la scène : « Attends... attends... mon petit, ou ma petite, ce n'est pas ça... » Car il les tutoie presque tous, les connaissant depuis sa jeunesse ou les ayant vus naître au théâtre. L'interprète, attentif, obéit... Dans les portants, les visages curieux des autres, de ceux qui « ne sont pas de la scène », s'encadrent c'est un régal à ne pas manquer que de voir jouer Victorien Sardou... Ils écoutent et regardent, haletants, inquiets, désespérant d'égaler jamais ce modèle. Ils voient de vraies larmes couler aux passages pathétiques sur ce visage d'acteur sublime, attestant l'émotion sincère qui lui dicta le drame. Soudain Clarisse ou plutôt Sardou qui la mime — s'interrompt dans un transport, et, le front levé vers les combles : - «Nom de...! Avez-vous fini de marcher là-haut, dans les frises?... On ne peut donc pas nous... donner la paix?... Qui est-ce qui m'a fabriqué un théâtre pareil?... Leroux! Leroux! Eh bien? Le régisseur?... Il est mort?...

Ah! vous voilà... » Tout le monde tremble, le régisseur s'avance, pâle de peur. Et soudain la figure du maître s'illumine de son grand sourire de bonté... « Faites donc un peu tenir tranquille votre personnel, là-haut, mon brave Leroux... » Neptune a calmé les ouragans; il regagne son antre de planches, et la répétition continue... Vous reconnaissez Sardou, n'est-ce pas? dans cette scène cent fois vécue : une émotion soudaine, une irritation violente contre ce qui l'arrête et l'interrompt, une large vague de pitié, de bon sens, de gaieté, apaisant sa colère d'un instant et remettant en ordre les éléments momentanément troublés.

BRIEUX1

(2 mai 1910)

SUCCESSEUR DE LUDOVIC HALÉVY

L'Institut et les coulisses de l'Opéra.

Né à l'Institut, ce qu'il aimait à rappeler, Ludovic Halévy vécut sa première jeunesse au milieu des peintres et des sculpteurs déjà célèbres composant une colonie assez nombreuse, installée à l'intérieur même du palais, dans les locaux dont votre Bibliothèque s'est récemment emparée et qui n'étaient pas tous

1. Auteur dramatique. A écrit Blanchette, La Robe rouge, etc.

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