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la civilisation comprend bien des choses, et si l'attention se porte de préférence sur l'élément moral qui en fait partie intégrante, il ne semble pas que les progrès de la moralité aient marché dans ces derniers temps des mêmes pas de géant que la science. L'homme, quoi qu'on en puisse dire, est peu changé. Il a créé à son usage des instruments merveilleux, avec lesquels il a sondé et mesuré l'univers. Il traverse les continents, les mers, les airs même déjà, d'un mouvement rapide et sûr qui n'est dépassé que par celui qu'il a su donner à sa pensée et à sa parole à travers l'espace. Mais si on le considère lui-même, si on l'isole au milieu de toutes ses machines ingénieuses et puissantes, on le retrouve aussi faible, aussi inquiet, aussi agité, aussi rongé de désirs inassouvis que les anciens moralistes nous l'ont dépeint. Ses misères, ses tourments, ses craintes, ses aspirations, ses déceptions, ses désespoirs sont restés les mêmes. M. Berthelot en a senti comme nous tous les pointes aiguës et déchirantes. Rien ne saurait empêcher la plainte douloureuse qui part des profondeurs de l'humanité de monter vers le ciel à une hauteur où la science elle-même ne saurait la suivre; et, au surplus, je ne sache pas que la science ait jamais séché une larme venue du cœur. La voix qui est tombée un jour de la montagne, et s'est répandue sur le monde en disant « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés! Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! Heureux ceux qui souffrent pour la justice, car

le royaume des cieux est à eux! Heureux les pauvres en esprit, etc.!» cette voix n'était pas celle de la science, et qui ne regretterait qu'elle n'eût pas fait entendre ces paroles si douces d'espérance et de consolation? Comment la science apaiserait-elle à elle seule l'immense soif de certitude et de justice dont l'humanité est altérée? Elle n'a rien à nous dire, ou peu de chose, sur nos origines et sur nos destinées ; et pour ce qui est de la justice, où la découvrirait-elle dans la nature, son unique objet, qui n'est assurément ni juste, ni morale, ni tendre pour les faibles, ni sévère pour les forts lorsqu'ils abusent le plus de leur force? Sans doute, il y a la conscience. M. Berthelot s'y attache désespérément; il reconnaît en elle un fait qu'il croit primordial, spontané, indestructible, inaltérable, propre à servir de base à tout un édifice moral; mais on vient de voir ce qu'en a pensé M. Renan dans une heure désabusée. Savonsnous d'ailleurs d'où est venu le premier éveil donné à notre conscience? Nous la voyons, du moins à l'origine, toujours liée au sentiment religieux. Le fait religieux, car c'est un fait lui aussi, s'est continuellement et intimement mêlé à tous les autres dont la succession constitue l'histoire du monde : il est dès lors légitime et j'ose dire scientifique au même titre qu'eux. La philosophie actuelle, moins orgueilleuse que sa devancière, admet cette légitimité. Il y a longtemps que Pascal avait dit : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais par le cœur; c'est de cette dernière sorte que nous

connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaye de les combattre... Les principes se sentent, les propositions se concluent; et le tout avec certitude, quoique par des voies différentes. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir. » On dira peut-être que Pascal est loin de nous, mais Pasteur en jugeait comme lui, et il est notre contemporain. Pour moi, dans l'inquiétude de ma propre pensée, j'admire ceux qui sont assez sûrs de quelque chose pour se croire le droit de l'imposer aux autres; mais c'est à ce moment même que je m'éloigne et me sépare d'eux. La paix serait bientôt faite entre la religion et la science, si la première n'avait pas la prétention de surveiller, de limiter, de contrôler la seconde dans ses libres recherches, et si la seconde n'avait pas l'ambition, encore plus arrogante et plus vaine, de supprimer et de remplacer la première. Toutes les deux sont inexpugnables chez elles, mais deviennent vulnérables aussitôt qu'elles en sortent. Malheureusement elles en sont presque toujours sorties.

JEAN RICHEPIN1

(18 février 1909)

SUCCESSEUR D'ANDRÉ THEURIET

La langue populaire.

Et comment ne l'auraient-ils point, cette opulence et ce poids, comment ne seraient-ils pas pareils à de rares et féeriques diamants du vocable, en qui se sont lentement condensées toute la puissance et toute la vertu de l'expression, ces mots admirables, miraculeux, évocateurs, magiciens, ces mots de la langue populaire, et ceux surtout de la chanson populaire, dont les lèvres ont été brûlées au charbon ardent du lyrisme? Songez, en effet, Messieurs, à toutes les générations qui les ont répétés, ces mots, sans les avoir appris autrement que pour les avoir cueillis dans le parler des aïeules, des mères, des amantes, et qui les ont ensuite vus refleurir sur les bouches roses des enfants; songez aux joies, aux peines, aux labeurs, aux espoirs, aux prières, aux passions, qui ont ri, pleuré, soupiré, crié, vécu, avec ces mots pour truchements, pour confidents, pour amis; songez qu'ils ont été, ces mots, la voix du paysan labourant sa

1. Né en 1849; poète, auteur dramatique. La Chanson des Gueux, les Blasphèmes, la Mer, Par le Glaive, Le Chemineau, etc.

terre natale, du marin sillonnant le mobile désert des eaux, du soldat qui va se faire tuer pour le pays, de l'ouvrier qui dompte tous les monstres de la matière, du mendiant qui prie, du vagabond qui rêve, et aussi des buveurs humant (quand il y en avait encore) le bon piot de France, et des jeunes filles dansant aux assemblées ou processionnant aux pèlerinages, et des commères jacassant sur la pierre des lavoirs et la margelle des puits, et encore la voix des gosselines menant leurs interminables et délicieuses rondes (Vous qui menez la ronde, menez-la rondement!), et celle des goussepains jouant aux barres, à saute-mouton, à la marelle, à colinmaillard, à cligne-musette, et celle enfin des vieilles grand'mères, grillons au coin de l'âtre ou cigales au soleil, contant les légendes, fredonnant les refrains, et sans cesse égrenant comme des grains de rosaire les dictons, proverbes, sobriquets, termes de métiers, locutions, formulettes, symboles, adages, lieux communs, devises, tours, tropes, raccourcis ou associations d'idées, toute la multiforme, multicolore et pullulante mythologie du verbe où la nature extérieure et la vie intérieure se traduisent pour le peuple, gravées avec les allitérations, rythmées par les assonances, incarnées dans les images! Ah! ces mots si frustes, et pourtant toujours si jeunes, c'est d'eux que parlait Montaigne quand il disait : « Pussé-je ne me servir que de ceux qui servent aux Halles! » Et combien Malherbe fut sage et reconnaissant de confesser que tout son français, il l'avait

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