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grau d'Aigues-Mortes, fantômes d'anciens estuaires que l'on aperçoit de la tour Constance, étangs languissants dans la lumière des soirs qui meurent sur la mer. A peine les connaisseurs eurent-ils lu certaines pages qu'ils furent renseignés un écrivain nous était né! Peutêtre firent-ils bon marché des aventures accessoires de Petite-Secousse et de Bougie-Rose, de leur âne et de leurs canards; peut-être ne furentils pas touchés par les enseignements du caniche le Velu, confesseur et martyr, ni par les velléités d'action politique où Philippe se ménageait des << parties de raquette » pour couper sa méditation, selon le précepte de son maître Simon. Au jugement de tous ceux qui n'avaient plus le bonheur d'être très jeunes, il fallait goûter dans vos inventions une savoureuse mixture des ingrédients à la mode: stendhalisme, renanisme, symbolisme, un soupçon de mystification, et surtout beaucoup de talent, la prodigalité d'un esprit original qui se cherchait. Loué soit le temps de nos premières amusettes! N'en médisons pas trop, Monsieur; d'autres années nous l'ont fait regretter.

Avant et après 1870.

Indices très significatifs ils font mieux mesurer la cloison élevée chez nous entre deux mondes par cette fatidique année 1870. Des hommes qui ne différaient par l'âge que d'un petit nombre de saisons furent datés, séparés comme par un déluge de sang. La génération

du lendemain a grandi dans les ruines. Ces petits qui s'ouvraient à la vie n'entendaient parler que d'un écroulement total. On les prémunissait contre une menace toujours suspendue sur leurs têtes. Autour d'eux, tous portaient le deuil d'une grandeur et d'une force qu'ils ne connaissaient que par ouï-dire. Tout étranger prenait à leurs yeux figure d'ennemi. Ah! comme l'on comprend, quand on se reporte à leurs origines, que leur piété patriotique soit jalouse, exclusive, ombrageuse dans son souci de l'intégrité du patrimoine, et semblable à l'amour inquiet d'enfants qui veillent une vieille mère infirme.

Tout autres sont les sentiments de leurs aînés, sortis du collège avant 1870. Ceux-ci ont vu l'arrogante splendeur de l'ancienne France: oui, si proche, et déjà ancienne. Nous y gémissions, c'était chose entendue, sous le plus affreux des gouvernements à vingt ans, on a toujours un affreux gouvernement. Malgré cet inconvénient, notre seule qualité de Français nous conférait la prééminence sur tout le genre humain : pas un de nous qui n'en fût persuadé; cet axiome ne se discutait pas. Nous ne vîmes d'abord dans le grand écroulement qu'un accident très fâcheux, mais réparable, comme tant d'autres qui l'avaient précédé; la superbe confiance de ce roi de l'univers, un jeune Français, ne s'abattait pas pour si peu. Je constate, je ne défends pas notre préjugé; nous l'avions sucé avec le lait, il était dans notre sang, dans l'air que nous respirions. Rien n'efface ces premières impressions.

Elles expliquent notre indifférence aux périls

dont s'alarme, non sans raison peut-être, la prudence de nos cadets. Nous ne redoutons en littérature aucune influence étrangère, nous souvenant que notre plus grand siècle littéraire fut un grand emprunteur. Corneille était l'élève des Espagnols, beaucoup de ses contemporains avaient tout appris de l'Italie; ils firent avec ces importations le royal esprit français, ils lui donnèrent la suprématie dont l'Europe allait subir l'ascendant incontesté. Nous pensons qu'il faut suivre l'exemple héréditaire dans un monde agrandi. Tous ses trésors nous tentent; nous les recevons comme un tribut. Ne sommes-nous pas ceux, vous le disiez à l'instant, qui refrappent à leur effigie l'or des tributaires? Vaines controverses, au surplus, et qui se résolvent toujours en une question de physiologie. Rien n'est malsain pour l'organisme sain: il s'assimile tous les aliments qu'il transforme. Rien ne peut sauver un organisme trop débilité : le jeûne lui est aussi funeste que l'indigestion; tandis que ce valétudinaire vit de régime, d'autres cueillent dans les vastes jardins de l'univers les beaux fruits qu'il leur abandonne, et ceuxlà grandissent aux dépens du chétif.

De même dans l'ordre économique et dans les rapports sociaux notre confiance native dans nos forces nous fait ouvrir facilement nos portes à tous. Nous dirions volontiers à nos concurrents « Venez, employez chez nous vos talents; aucune lutte ne nous effraye, vous ne prévaudrez pas contre nous, puisqu'un décret providentiel nous a imparti toutes les supério

rités. » Présomption ingénue, je le confesse encore; mais pli de l'âme indélébile. Ceux qui en sont marqués demeurent également rebelles à l'humble rétraction du nationalisme et aux folles abdications de l'internationalisme.

PAUL BOURGET

(19 décembre 1907)

RÉPONSE A MAURICE DONNAY, SUCCESSEUR
D'ALBERT SOREL

Le Chat-Noir.

On raconte que Fouché, sous l'Empire, commença en ces termes un récit du temps de la Terreur. « Robespierre me dit : Duc d'O

trante, courez à l'Hôtel de Ville. » Cette anecdote est très probablement fausse, et c'est grand dommage. Elle caractérise si bien l'attitude des révolutionnaires de la politique une fois nantis devant les antithèses un peu gênantes de leur présent et de leur passé. Ils les suppriment, tout simplement. Ceux de la littérature, plus inoffensifs, déploient, d'ordinaire, une aisance égale à renier leurs trop hardis débuts, quand ils deviennent, à leur tour, des personnages officiels et comblés d'honneur. Vous venez, toujours original, de procéder autrement. Avec la grâce malicieuse qui est le geste instinctif de votre esprit, vous avez voulu associer à votre investiture

académique le souvenir de l'excentrique cabaret de Montmartre où vous récitiez vos premiers vers, voici tout près de vingt ans,

Le Chat-Noir, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

Vous avez eu raison de croire que notre Compagnie ne s'offenserait pas plus de ce rappel, qu'elle ne s'offensa jadis de la gaminerie vestimentaire à laquelle vous avez fait une allusion, tout juste repentie. Le persiflage et l'épigramme représentent, nous le savons trop, dans le monde ombrageux des gens de lettres, la forme la plus sincère de la flatterie. On n'y raille avec une certaine persistance que ceux que l'on jalouse beaucoup. Comment donc l'Académie française en aurait-elle voulu à un cénacle d'artistes jeunes dont les attaques lui prouvaient sa vitalité, en même temps que les promesses de leur talent assuraient son recrutement futur ? Votre présence ici en est la preuve. Et qu'il s'en est dépensé, de talent, dans cette célèbre taverne du boulevard Rochechouart, aujourd'hui disparue! Elle a rejoint dans la légende la brasserie des Martyrs, chère aux Parnassiens; le club des Haschischins, où fréquenta Baudelaire ; l'impasse du Doyenné, où fraternisaient Gérard de Nerval, Gautier et Petrus Borel. Entre tous ces campements de bohémiens, le Chat-Noir paraît bien avoir été le plus pittoresque. Un chat en potence se balançait au-dessus de la porte, de l'huis, plutôt, auraient dit les romantiques, lesquels eussent retrouvé là le bric-à-brac obligatoire de leurs orgies des tables et des sièges de bois,

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