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misme, ses dons héroïques. Oui, c'est un travail héroïque de faire vivre ensemble, chaque semaine, pendant des heures, de jeunes rivaux contractés, ombrageux et tous avides d'être le premier. Heredia trouvait des expédients sublimes. On raconte qu'un jour, chez lui, deux jeunes gens, à propos du vers libre, vinrent à se quereller trop fort. Il saisit un livre, le premier qu'il trouva, une Légende des siècles, et, couvrant tout de sa voix sonore, il lut Ruth et Booz; puis, au trentième vers : « Eh bien! c'est fini, n'est-ce pas ? »>

La poésie de Heredia.

Heredia, dans chaque sonnet des Trophées, a concentré, écrasé, la matière de soixante volumes bien choisis. Il méditait longuement un sujet, il trouvait une image, un trait, un vers, puis un autre, qu'il notait. A haute voix, en se promenant, il ne se lassait pas de les dire, pour en éprouver le son. Lentement, le tableau apparaissait. Ce n'est qu'au bout de dix ans qu'il a trouvé le deuxième tercet du Vitrail. Et quand il avait eu toutes ses bonnes fortunes, venait l'heure des remaniements infinis, retouches de rythmes, scrupules de justesse, recherches d'harmonies. « L'homme, disait-il, s'il n'est pas éternel, peut du moins être patient. L'amour et la patience unis sont bien forts. >>

Chacun de ces petits poèmes, qu'il a construits et colorés avec tant de soin, semble une pierre milliaire dressée à chaque étape de l'humanité.

Leur suite triomphale nous dessine la route de notre civilisation. C'est une épopée, mais écrite pour des hommes qui ont renoncé à l'espoir de se faire les contemporains de tous les peuples. Nous avons éprouvé qu'il nous est impossible d'élargir nos sympathies jusqu'à revivre les sentiments des siècles morts; nous connaissons nos limites, et toujours curieux de remonter la suite des âges, nous n'espérons plus que d'y reconnaître les conditions éternelles de la vie.

Le génie de ce mâle Heredia s'attache aux fortes passions qui, dérivant de la nature même, se retrouvent dans tous les siècles. Il laisse tout glisser, sauf l'essentiel; il ne retient que les faits constants. Il écoute, depuis le fond des âges, le chant de nos aïeux, incessamment meurtris par les mêmes nécessités. Ayant vu les Argonautes et les Conquistadors, il reconnaît Jason dans Cortez, et sous couleur de peindre ces conquérants de l'or, il exprime l'ardeur aventurière et le goût du risque, vieux comme l'humanité. Lors même qu'il s'aventure dans l'époque moderne, il maintient le contact avec les formes primitives. En Bretagne, au bord de la mer, il reconnaît un centaure dans un paysan qui baigne son cheval. Ce qui l'émeut, c'est l'homme immobile auprès de l'immuable chose. Déjanire sourit toujours entre les bras du plus fort, et rien ne lasse le Satyre de guetter le troupeau des Nymphes. Aujourd'hui comme hier, si l'anarchie menace, c'est Hercule, le grand belluaire, que l'on attend sur l'horizon, pour défendre l'ordre contre l'assaut des demi-bêtes émergentes.

Une telle sensibilité n'a rien à voir avec cette vaine pitié où trop d'esprits veulent chercher la poésie. Heredia trouve, comme le héros, son grand plaisir moral dans un fait de guerre et dans l'ordre. En exposant à la pleine lumière les fermentations du désir et de la mort, il assainit les passions insensées. Chez la femme, il aime la douceur et la soumission. Ses thèmes sont l'épée, le lit, le foyer, le temple, et puis les dieux, les héros, les parents et les morts. Ces hautes figures, il les regarde avec tranquillité. Il est leur éternel compagnon. Il est celui, poète ou prêtre, qui donne un sens divin aux nécessités immuables. Il les assemble en trophées, au pied desquels il est permis d'éprouver un sentiment religieux.

Certains de ses poèmes antiques et familiers,

tels la Jeune Morte, le Naufragé, l'Esclave et les Priapes, que sur le tard il s'était mis à préférer, avec leurs quatorze vers si pleins, si graves, si solennels, donnent une voix à l'homme que tourmente l'instinct d'admirer, de remercier, de songer avec tristesse et, pourquoi chercher d'autres mots? le besoin de prier. Ils nous ramênent dans les chemins traditionnels et nous y montrent notre véritable grandeur, qui est d'accepter les lois de la vie. Béni soit le poète, quand il lance, à travers le masque d'airain, des accents qui fondent nos cœurs sans nous efféminer.

Certes, l'on sait d'autres musiques. Il est des vers qui sont des flammes; on y consumerait sa vie. Leur cadence tourmente; ils nous obligent de connaître les battements de notre cœur

accéléré. Sur l'appel de leurs musiques insistantes, des pensées voilées et folles émergent de notre âme profonde. O musique trop parfumée ! Vous nous faites amoureux de ce qui ne peut pas exister. Pour ma part, si j'étais poète, dans la multitude des songes qui m'assaillent, je ne retiendrais que les formes sûres et pures qui sont propres à donner du calme.

Les poèmes de Heredia nous mettent face à face avec une âme simple et virile. Ils nous disposent à placer notre plaisir dans les sensations salubres et les actions raisonnables. Ce n'est pas qu'ils moralisent, mais en sortant de les méditer ou de les ressentir, nous sommes épurés de romanesque délétère et portés à vivre notre vie comme le veut la raison. Je reconnais dans leurs rythmes cet accent dorien que les Grecs réservaient pour l'éducation des jeunes gens et dont ils attendaient des héros.

Les Grecs savaient qu'il y a deux musiques, qui exercent sur l'âme des influences ennemies. La première nous porte à la pitié, à la terreur, à tous les transports. Autant de désordres, dont la seconde nous purifie, en nous disposant à juger calmement les choses: ce qui pour un Grec constitue la vertu. Il est éternel, le débat de ces deux arts. Bossuet le dénonce, quand il oppose les hymnes de Sion aux cantiques de Babylone. Et Racine, dans sa divine Athalie, veut remédier aux soupirs démoniaques de Phedre. Aujourd'hui, Messieurs, une nombreuse jeunesse prend conscience de ce qu'il y a de malsain et qui détend les ressorts de notre volonté dans certains accents

qui semblaient irrésistibles. Elle tient les œuvres romantiques, celles surtout que l'Europe nous renvoie, pour un dangereux ferment propre à soulever des instincts que le problème est toujours de discipliner. L'histoire des lettres notera que l'auteur des Trophées ranime une conception d'art qu'avaient voulu détruire les maîtres romantiques, dont il est lui-même héritier.

MELCHIOR DE VOGUÉ1

RÉPONSE A MAURICE BARRÈS

1

La société et la république des lettres
vers 1880.

Le monde où vous entriez prend déjà place dans l'histoire. Il y fait une agréable figure. Cet épicurien de Talleyrand disait des années antérieures à 1789 que l'on ne connaissait pas le bonheur de vivre si on ne les avait pas vécues. Soyons sincères, et nous en dirons autant de la jolie douzaine d'années qui nous furent douces quand il était bien porté d'être pessimiste, après 1880. Nous ne les proclamerons pas héroïques : oh! que non seulement indulgentes à l'humaine faiblesse, et c'est quelque chose. On

1. Historien, critique, romancier. Auteur d'un livre sur le Roman russe (1886).

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