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prose, tandis qu'autrefois ils chantaient en vers, ce dualisme d'une conscience méritait d'exciter la sagacité critique de votre confrère. Il appliqua au problème toutes les ressources de son érudition, toute l'ingéniosité de son exégèse. Il rappela ce caractère dominant du polythéisme : aucun symbole de foi, une absolue liberté de création laissée aux cités, aux poètes, aux sculpteurs; la religion la plus individuelle, la plus mobile, la plus vague qu'ait connue le genre humain. Les Grecs l'embrassaient d'une tendresse d'artistes et s'en accommodaient avec une bonne grâce souriante. Comme elle était à peu près dépourvue de morale et de charité, elle n'avait, sur la conduite de la vie, qu'une prise très faible; on la pratiquait avec d'autant plus de dévotion qu'elle était moins gênante. Dans le vaste sanctuaire panhellénique, chaque Hellène pouvait se choisir une petite chapelle de famille où il allait porter, à ses heures, des fleurs et de l'encens, mais où jamais il ne se frappait la poitrine ni ne versait une larme de repentir ou d'amour. Les philosophes étaient bienveillants à l'égard des dieux homériques. La mésaventure de Socrate les avait rendus prudents. Epicure luimême ne fut pas un athée. Les stoïciens offraient des sacrifices sur tous les autels. Enfin, vers le temps même de Plutarque, la philosophie tentait un sauvetage émouvant du vieux paganisme. Après tout, c'était la religion nationale, l'œuvre merveilleuse de la patrie. La Grèce lui devait l'inspiration de ses poètes et de ses statuaires : pour ces dieux de marbre ou d'argile, elle avait

élevé sur ses acropoles et ses promontoires, entre la mer et le ciel, la blanche colonnade de ses temples. A Rome, dans la barbarie des dieux venus de l'Asie et la tristesse des cultes enfantés par l'Egypte, la Grèce semblait triompher encore par la noblesse de ses images et le charme dangereux de ses fables. Les philosophes essayèrent donc de prolonger les jours du polythéisme en pénétrant les symboles dont le voile recouvrait, disaient-ils, une vague révélation des choses divines, révélation qu'il appartenait aux sages de rendre plus éclatante. Ainsi, tandis qu'Homère, Hésiode, Eschyle et Pindare demeuraient les Pères et les Docteurs du polythéisme, sans hérésie ni schisme, un concordat s'était conclu entre la raison et la foi, et Plutarque, qui contribua, pour sa part, à cet heureux accord, put garder son canonicat au temple d'Apollon, tout en conversant avec ses amis sur le dieu impalpable de Platon ou le dieu inconnu des Athéniens.

Cependant, l'avenir prochain de sa religion. lui causait une secrète angoisse. Bien qu'il n'ait rien soupçonné du côté des chrétiens dont le sang ruisselait alors dans les cirques, Plutarque prévoyait le rapide déclin de croyances trop étroitement helléniques. « Quand pour se soutenir, écrit M. Gréard, une religion en est réduite à faire appel au patriotisme, tout effort pour l'étayer est impuissant sa base est ruineuse. » Et votre confrère rappelait le prodige que Plutarque raconte avec un trouble visible. Un soir, dans les parages de Corcyre, un vais

seau était arrêté par la chute soudaine du vent. Tout à coup les passagers entendirent une voix qui venait de la terre lointaine et appelait Thamos, le pilote égyptien. Elle appela trois fois, toujours plus impérieuse. Thamos répondit enfin «Me voici! » Et la bouche de mystère dit: « Lorsque tu seras à la hauteur de Palodis, annonce que le grand Pan est mort. » A l'endroit désigné, le vent tomba de nouveau, et Thamos, debout à la poupe, tourné vers la côte, cria : « Le grand Pan est mort! » Et aussitôt, sur la mer ténébreuse, de vague en vague, courut comme une lamentation, un immense sanglot. L'empereur, averti, manda Thamos, l'interrogea et soumit le miracle à ses philosophes. Ceux-ci déclarèrent, avec un calme parfait, que le grand Pan était un génie, fils de Mercure et de Pénélope! Ces doctes personnages n'avaient poinţ compris que cette nuit-là, sur les mers de l'Hellade, la conscience humaine, lasse de dogmes impurs, entendit passer, comme en un songe, les funérailles du paganisme.

Henriette et Armande.

Mme de Maintenon n'avait projeté d'élever ni d'indolentes Agnès, ni de scolastiques Philamintes occupées à regarder dans la lune et à disserter sur la matière étendue. Henriette fut-elle, plus que sa sœur Armande, une bonne élève de Saint-Cyr, parée, écrit M. Gréard, « de toutes les grâces du bon sens » ? Je veux le croire : cependant je crains que cette aimable enfant, si

cruelle aux professeurs de grec, trop fidèle disciple de son bonhomme de père, ne dissimule sous sa gentillesse quelque sécheresse et comme un pédantisme à l'enyers. Jamais, certes, elle ne confondra un pourpoint avec un haut-de-chausses; ses servantes sont assurées d'être menées à la baguette et peut-être aussi son mari. Maist la pédagogie rudimentaire de Chrysale lui aurat-elle donné cette expérience et ce goût de la vie intellectuelle qu'une femme doit recevoir afin de présider un jour à l'éducation de ses enfants et de veiller aux études de ses fils? Eloignez Armande de la bibliothèque, du laboratoire et de l'observatoire maternels, mariez-la, selon son rang, à un galant homme, moins savant que sa femme, soit, mais de caractère décidé et capable de tenir tête à sa belle-mère. En trois ou quatre années, après le premier ou le second berceau, Armande, dépouillant toute morgue scientifique, peut devenir une femme charmante. Elle n'établira en son salon ni un cercle de Précieuses, ni un Bureau des Longitudes, ni une officine de politique. Mais autour d'elle et avec elle on s'entretiendra librement des objets qui sont l'intérêt supérieur de l'esprit, de la vie du foyer et de la vie publique. Ni cartésianisme transcendant, ni géométrie dans l'espace, ni casuistique, ni théologie; mais des notions justes, une curiosité intelligente des connaissances qui importent à tous les temps et des idées qui préoccupent l'heure présente. Armande, rejetant l'affectation ou la raideur propres à beaucoup de femmes distinguées du dix

septième siècle, fera pressentir les femmes éminentes du dix-huitième, grandes dames ou bourgeoises lettrées, que visitaient Voltaire, d'Alembert, Rousseau, Montesquieu et qui, par l'art de la conversation, enchantèrent Paris et l'Europe.

PAUL HERVIEU

RÉPONSE A M. GEBHARDT

Plaidoyer pour l'instruction de la femme.

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Je ne dissimulerai pas, toutefois, que votre plaidoyer en faveur d'Armande vient de m'enchanter. Car la docte fille de Chrysale, coupable uniquement d'être trop instruite, comme si ce degré existait! dégagera de moins en moins le ridicule, à mesure que l'ignorance sera de plus en plus mal portée... Mais n'allez-vous un peu loin quand, nous représentant Armande mariée, vous conciliez son bonheur de ménage, les attraits de son salon et de sa société, avec l'hypothèse qu'elle aurait un époux moins savant qu'elle? Cela fait imaginer ce que gagnera la conversation à ce qu'il soit sorti.

pas

Somme toute, si un profane en matière d'enseignement osait entrevoir un système, je rêverais que le baccalauréat des garçons, suffisamment allégé pour n'être pas trop rébarbatif aux filles, préparât Henriette et son mari, Armande et le sien, à joindre une communauté de notions

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