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tage; et, à cet égard, l'erreur de nos romanciers naturalistes pourrait bien avoir été celle de quelques-uns de nos historiens. Il ne faut pas mépriser les documents, et on ne peut rien faire sans eux, mais l'histoire a pour objet, ou pour tâche, non, je pense, de les collectionner, mais de les critiquer, de les juger, de les interpréter. Quels qu'ils soient, diplomatiques ou autres, il en est d'eux comme des oracles, qui ne disent pas toujours, ni même à l'ordinaire, <<< tout ce qu'ils semblent dire ». Mais surtout, et ici, Monsieur, je ne crois pas trahir votre pensée, de cet amas de documents, qui se contrarient, qui se contredisent les uns les autres, ou qui se détruisent, bien plus souvent qu'ils ne se corroborent, la mission de l'historien est de dégager ce qu'ils contiennent encore de vie; et, pour y réussir, il n'en a pas d'autre moyen que de chercher la vie où elle est, c'est-à-dire dans « les passions et dans les vices de l'humanité ». Vous l'y avez cherchée, Monsieur, sans vous soucier ni de ceux qui vous reprochaient de ne pas indiquer vos sources », ni de ceux qui vous accusaient de rabaisser la majesté de l'histoire, ni même de ceux qui s'indignaient que votre admiration pour « l'homme prodige » ne vous eût pas tout à fait aveuglé sur ses << passions » ou sur ses <«<vices »; vous l'y avez loyalement cherchée ; et, j'ose le dire, vous l'y avez trouvée.

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La grande histoire.

Mais ne vous a-t-on pas reproché, Monsieur, qu'en pénétrant, et en nous faisant ainsi pénétrer avec vous, dans la plus secrète intimité du grand homme, vous le rabaissiez? Je ne puis, pour ma part, m'associer à ce reproche ou à cette critique. Un grand homme n'est pas celui qui s'excepte ou qui sort du reste de l'humanité. Eh! comment donc! vous écriez-vous quelque part, « l'histoire, qui rend compte de l'humanité, ne pourrait qu'avec des périphrases heureuses et moyennant des omissions complaisantes, insinuer en termes nobles que cette humanité a eu des passions, des amours et des vices! » Oui, Monsieur, vous avez raison, ce sont ces passions, ces amours et, au besoin, ces vices que l'histoire doit mettre en lumière. Suétone complète, achève et explique Tacite. Mais pourquoi dites-vous, à quelques lignes de distance « Un temps viendra, s'il n'est déjà venu, où cette histoire qu'on a appelée la grande histoire, l'histoire des prétextes, qu'accompagne le récit dilué à l'infini de l'extérieur des événements, sera mise en oubli? » C'est ici, Monsieur, que je me sépare de vous; et, à ce propos, vous me pardonnerez de vous demander si nous ne confondrions pas deux choses qu'on ne saurait trop soigneusement distinguer.

:

Il ne faut abuser de rien, pas même de la << grande histoire », mais il ne faut pas non plus

la nier. Elle a sa raison d'être, qui est, en faisant rentrer les histoires particulières, et même nationales, dans le plan de l'histoire universelle, de nous ramener au sentiment des destinées communes de l'humanité. Marathon, Actium, Poitiers, Lépante, Waterloo ne sont pas seulement des noms de batailles, ce sont aussi des faits de l'histoire du monde. C'est à ce point de vue que « l'histoire appelée la grande histoire » se place pour les étudier; et ce point de vue n'est-il pas légitime? Si don Juan d'Autriche eût été vaincu dans les eaux de Lépante, que serait-il advenu de la chrétienté? C'est une question! Et, permettez-moi de vous le demander, qu'a-t-elle de commun avec la question de savoir qui était don Juan d'Autriche, quel homme, de quelle origine, s'il tenait davantage de son père que de sa mère, quels goûts furent les siens, comment il a vécu, quelles femmes il a aimées, et combien il avait, à son chapeau, de plumes, ou, dans sa garde-robe, de hautsde-chausses et de pourpoints? Non pas que les détails de ce genre, amusants ou instructifs par eux-mêmes, n'aient ou ne puissent avoir quelquefois un intérêt historique réel. Il y en a même de plus secrets, ou de moins « nobles » encore, dont l'histoire n'a que trop négligé de s'enquérir; et ce sont les détails ou les renseignements de l'ordre médical ou physiologique. Vous avez écrit, Monsieur, tout un volume sur Napoléon et les femmes, et, en effet, si Napoléon n'a pris la résolution de répudier Joséphine que du jour où il s'est cru

certain de pouvoir être père, le détail si c'en est un a bien son importance.

Mais, qu'au lieu d'être Corse, il eût été Breton, comme le vainqueur de Hohenlinden; et qu'au lieu d'avoir d'abord servi dans l'artillerie, il eût, comme Lazare Hoche, débuté dans les gardes françaises, que pensez-vous, Monsieur, qu'il y eût eu de changé dans la journée de Marengo ou dans les stipulations du traité de Lunéville! Trouverons-nous pas aussi quelque chose de commun entre l'institution de la Banque de France, et les « amours » de Napoléon? ou quelque chose entre l'« idée familiale » et les combinaisons qui ont assuré le gain de la bataille de Wagram? Et n'est-ce pas ici que l'«< histoire appelée la grande histoire » reprend ses droits? « D'actes politiques, qui n'aient que des causes politiques, nous dites-vous, il y en a, mais peu. » Je n'oserais l'affirmer avec cette assurance! Et, il est bien vrai que je n'oserais non plus soutenir le contraire, à savoir qu'un << acte politique » n'a toujours que des « causes politiques ». Mais ce que je crois encore moins, c'est qu'il s'explique ordinairement par des raisons « biographiques », ou physiologiques, tirées du tempérament ou de la conformation des personnages. « Le nez de Cléopâtre... s'il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé!» Oui, sans doute! et pareillement si Bonaparte s'était appelé Joseph ou Lucien au lieu de Napoléon. Mais, en fait, le nez de Cléopâtre n'a pas été plus court qu'il ne fallait pour son objet, et l'« homme prédestiné >> ne s'est

appelé ni Lucien ni Joseph, mais Napoléon. La grande histoire n'en demande pas davantage; et, quand les causes des événements sont en quelque manière publiques, elle n'éprouve pas le besoin de les résoudre, ou de les dissoudre, si je puis ainsi dire, en anecdotes et en particularités.

Heureusement que sur ce point vous suffisez vous-même à vous répondre; et ces paroles, Monsieur, sont bien de vous : « Valois et Bourbons, la Révolution et l'Empire, le gouvernement d'hier et celui de demain ont rencontré et rencontreront toujours les mêmes ennemis, dès qu'ils seront la France et qu'ils auront souci de sa mission, de ses intérêts et de sa gloire. Les coalitions qu'on forme contre la France ne tiennent point au régime intérieur qu'elle adopte; elles tiennent à la configuration même de l'Europe, et à ce fait que toujours la France sera uniquement jalousée parce qu'elle est la France. » On ne saurait mieux dire, et ne serais-je pas naïf, après cela, de plaider plus longuement auprès de vous la cause de la grande histoire?

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