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neux et bleuâtre de la scène peut aller faire claquer les drapeaux! Le Théâtre a dans son histoire cette journée de soleil et de folie où les Athéniens, après une représentation des Perses, se ruent vers les temples, et frappent les boucliers des portes en criant: « Patrie! Patrie!... » Il est bon que de temps en temps un peuple réentende le son de son enthousiasme, car, à ce son, il peut connaître où moralement il en est. Nous surtout, qui n'avons plus agora ni forum, comment les connaîtrons-nous, les grands instants d'unanimité, les frémissements de forces impatientes? Ce n'est plus guère qu'au théâtre que les âmes, côte à côte, peuvent se sentir les

ailes.

Le théâtre.

Lorsque des gens de goût vinrent dire à M. de Bornier : « Comment osez-vous apporter un pareil personnage sur les planches? » j'aurais aimé qu'il leur répondit : « Les planches!... je ne connais pas les planches. Je connais le gazon que foulent Roméo et Juliette; je connais le sable qui crie sous le pas furtif de Don Juan; je connais les piquants d'éteule sur lesquels trotte le barbet de Faust; je connais le marbre où se traînent les sandales d'Edipe; je ne connais pas les planches! Je n'ai jamais vu se poser le pied de Titania, et je n'ai jamais entendu marcher le spectre d'Elseneur! » J'aurais aimé qu'il leur répondit : « Le théâtre est un grand mystère ce n'est pas notre faute si quelquefois on en a fait une petite mystification; si l'on a

rabaissé cette fête de la foule à n'être plus qu'un jeu de société consistant à faire dire une phrase qui vous avertit, d'une pointe d'ironie, que l'auteur ne croit pas à ce qu'il écrit, par un comédien qui vous avertit, d'un clin d'œil, qu'il ; n'est pas dupe de ce qu'il récite! Ce n'est pas notre faute si des gens ont oublié ce que le théâtre a de sacré, parce qu'une exégèse trop assidue des histoires de coulisses leur a trop appris ce qu'il a de parisien, s'ils ne sentent plus la beauté de ces minutes où quelque chose passe qui peut faire d'une toile peinte un ciel et d'un homme fardé un dieu! Oh! lorsque, sous l'émouvant frisson d'un voile qui s'envole, une baie s'ouvre sur des villes ou sur des forêts, sur l'Histoire ou sur la Fable, sur la chambre d'une vie ou sur la clairière d'un songe, ce n'est pas notre faute si vous soulevez avec lassitude la lorgnette noire, et si la débilité de vos imaginations ne peut plus vous offrir qu'une moitié d'illusion! On n'écrit pas les pièces pour les malheureux qui se souviennent du nom de l'acteur quand le héros entre en scène! » Voilà ce que j'aurais aimé qu'il leur répondit.

Il faut réhabiliter la passion.

Il faut réhabiliter la passion. Et même l'émotion, qui n'est pas ridicule. Il est temps de rappeler à ces Français timides qui ont toujours peur de ne pas avoir l'air d'être nés assez malins, qu'il peut y avoir toute la finesse moderne dans un œil résolu; qu'un certain genre

d'ironie ne fait plus désormais partie que des élégances de bons élèves; et que la blague, impertinence dont croient se rajeunir les plus bourgeoises sagesses, n'est que le monocle par quoi Joseph Prudhomme essaye de remplacer ses lunettes! Rien de plus lourd que les désinvoltures. Pirouetter, c'est se visser au sol. Le véritable esprit est celui qui donne des ailes à l'enthousiasme. L'éclat de rire est une gamme montante. Ce qui est léger, c'est l'âme. Et voilà pourquoi il faut un théâtre où, exaltant avec du lyrisme, moralisant avec de la beauté, consolant avec de la grâce, les poètes, sans le faire exprès, donnent des leçons d'âme! Voilà pourquoi il faut un théâtre poétique, et même héroïque! Et je songe, oh, vous m'en excuserez tout à l'heure! je songe à ces correspondants qui me faisaient sortir quand j'étais au collège. La plupart, n'admettant pas les joies inutiles, me menaient visiter des monuments et des musées, au ronron d'une causerie instructive, et, après cette bonne petite fête didactique, me reconduisaient un peu las, et n'en sachant pas davantage. Mais il y en avait un qui arrivait brusque, pimpant, la moustache ébouriffée, l'œil bleu : je le vois encore. Il m'enlevait gaiement, me transportait dans des paysages bien choisis, et me contait de belles histoires de guerre et d'amour. Parfois un de ses mots avait l'amertume saine d'une feuille de laurier qu'on mâche; il était jusqu'au soir étincelant sans y tâcher, ou profond comme par mégarde; il me ramenait ébloui et reposé; il m'avait appris de tout sans

avoir l'air de rien; j'entends encore sa voix charmante; il s'appelait Villebois-Mareuil. Eh bien, les personnages de théâtre sont les correspondants chargés de nous faire sortir de cet éternel collège qu'est la vie, · sortir pour nous donner le courage de rentrer! Et sans médire de ceux qui, dans notre intérêt, nous gâtent un peu nos dimanches, celui qui nous fait encore le mieux sortir, c'est un héros!

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FRÉDÉRIC MASSON'
(28 janvier 1904)

SUCCESSEUR DE GASTON PARIS

L'épopée française.
La légende en marche.

Telle a été l'expansion de l'épopée française que, conçue en cette petite France qui parle la langue d'oil, elle en franchit les limites pour féconder l'épopée provençale, pour retentir en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Suède, en Islande, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Portugal, plus loin peut-être, car chaque jour des découvertes affirment ses plus lointaines conquêtes; telle est sa vitalité que, à chaque siècle, elle a chez nous modernisé sa

1. Historien de Napoléon. Secrétaire perpétuel de l'Académie française.

forme pour se rendre accessible aux contemporains et que, à chaque génération, elle a procuré la même émotion en lui apportant les mêmes jouissances. Depuis dix siècles, les poètes y trouvent la même inspiration sublime : de nos jours, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Henri de Bornier, combien d'autres, sont là pour l'attester; et lorsque, sous l'impulsion qu'avait donnée à ces études M. Paris, on est revenu au texte primitif de la Chanson de Roland, faut-il rappeler avec quels transports il a été reçu, et comme les éditions s'en sont multipliées en France et hors de France? Grâce à lui, de nos jours, l'épopée originale a retrouvé chez les lettrés presque autant d'admirateurs qu'elle en avait gardé dans le peuple, depuis trois cents ans, grâce aux travestissements de la Bibliothèque Bleue.

A travers huit siècles de notre vie nationale, si intimement agrégée à l'idéal français qu'elle en est demeurée la formule définitive et l'expression sans cesse renouvelée, ainsi l'épopée s'est transmise; elle a pénétré d'autant plus intimement l'âme des descendants qu'elle était l'àme même des ancêtres, et que, sortie du sol, née de la race, œuvrée, non par un homme, mais par le peuple entier, elle a condensé ce qu'il porte en ses rêves de plus généreux et de plus noble; ainsi, s'offrant constamment à son esprit, l'a-t-elle élevé vers la glorification de la bravoure, de la droiture et du sacrifice; ainsi lui a-t-elle ouvert la route des héroïques aventures par qui la Révolution, à son tour, a prétendu

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