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semblait plus ridicule à Flaubert. Cependant, il avait beau rire, c'était ce qu'il faisait luimême, aussi souvent qu'il parlait de George Sand, par exemple, et de Victor Hugo: il « blâmait les idées, mais il admirait le style »; sa correspondance est là qui nous le prouve; et, le moyen de faire autrement, si l'impartialité critique ne commence qu'avec ce genre de distinctions?

Ce que je ne suis donc nullement empêché d'admirer et de louer dans les Tenailles ou dans la Loi de l'homme, c'est, Monsieur, un retour du drame à la tradition classique; et

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une forme nouvelle, adaptée par le romancier de l'Armature aux exigences de son temps c'est une renaissance de la tragédie. On a longtemps confondu la tragédie classique avec ce qui n'en est que le cadre, ou le costume; et je ne jurerais pas que, pour beaucoup de gens, elle ne consiste, encore aujourd'hui, dans l'application de la règle des trois unités à des sujets babyloniens, grecs, romains, - et sanglants. Il n'y a pas de méprise plus étrange! Mais une action simple, et «< chargée de peu de matière », comme on disait jadis, une action directe et rapide, qui ne se laisse détourner ou distraire de son but par aucun épisode inutile, ou seulement agréable ; mais une succession de scènes qui s'enchaînent sous la loi d'une logique intérieure, ou plutôt qui se déduisent, qui s'engendrent les unes des autres, qui se « conditionnent », et qui se commandent; mais une

qualité de style qui n'admet ni le mélange des

tons, ni l'intervention de la personne de l'auteur dans son œuvre, ni la rage qu'il a trop souvent de briller aux dépens de son sujet, si ce sont là quelques-uns des traits essentiels, et profonds, de la tragédie classique, la Loi de l'homme et les Tenailles sont vraiment des tragédies. Oui, s'il y a quelque chose de tragique dans le théâtre contemporain, ce sont ces volontés qui se débattent sous l'étreinte de la loi sociale! Toute la différence est qu'au lieu de reléguer l'antique fatalité à l'arrière-plan du drame, vous l'avez rapprochée de nous, en lui donnant le Code pour organe. Mais c'est elle, c'est bien elle, nous la reconnaissons à son masque glacé, dans le dénouement des Tenailles comme dans celui de la Loi de l'homme ! Elle y préside, impassible et muette. Ni les calculs de Robert Fergan, ni les révoltes de Laure de Raguais ne peuvent rien contre elle. Il faut qu'ils plient, dussent-ils en mourir ! et, ce qui achève la sévère beauté de la catastrophe, s'ils en mouraient, ils ne seraient pas plus completement effacés du nombre des vivants qu'ils ne le sont, et pour toujours, par cette démission de toutes leurs volontés. « Vous êtes une coupable et je suis un innocent », dit Robert Fergan à sa femme, et elle lui répond deux malheureux. Au fond du malheur il n'y a plus que des égaux. » C'est la capitulation du désespoir; et je ne vous le demande plus à vous, Monsieur, mais à ceux qui m'écoutent y a-t-il rien de plus fort en sa simplicité, ni qui nous rende mieux l'accent de la tragédie?

« Nous sommes

Avec et par ces qualités, il n'est pas étonnant que ces deux pièces aient opéré, si je ne me trompe, dans l'histoire de notre théâtre contemporain, une espèce de révolution. Sans doute on vous avait préparé les voies, et sans parler des vivants vous-même, qui les avez comme moi connus et admirés l'un et l'autre, vous ne me pardonneriez pas si j'oubliais de rappeler ici le nom de Henri Becque et celui d'Alexandre Dumas. Ni l'un ni l'autre toutefois n'avait entièrement affranchi le drame de la formule où il persistait à s'emprisonner depuis un demi-siècle. Sous le prétexte spécieux que le théâtre est une imitation de la vie, et que, dans la réalité de la vie, le tragique et le comique ne sont séparés l'un de l'autre que par l'intervalle d'une minute ou l'épaisseur d'une cloison, ce qui est d'ailleurs absolument faux, on continuait de les mêler ou de les enchevêtrer dans une même intrigue de faire << contraster » les scènes; et ainsi de donner alternativement, ou quelquefois ensemble, à rire et à pleurer. Denise, l'Étrangère, Francillon, sont conçues dans ce système, et il ne me paraît pas que les Corbeaux en soient tout à fait dégagés. Cependant, d'un autre côté, les tentatives du Théâtre-Libre et ce que j'en dis n'est pas pour méconnaître ou rabaisser l'intérêt de quelques-unes d'entre elles n'avaient qu'à moitié réussi. C'est sur ces entrefaites, Monsieur, que les Tenailles ont paru sur la scène de la Comédie-Française, pour être bientôt suivies de la Loi de l'homme. La manière dont la

critique accueillait ces deux pièces eût suffi toute seule à nous en déclarer le sens et la portée. Vous brisiez un ancien moule. Et on pouvait discuter le caractère de ces deux tragédies domestiques; on en pouvait contester la thèse; on en pouvait attaquer les tendances! On n'en pouvait nier le grand effet, ni de cet effet méconnaître la cause. Vous renversiez quelque chose, et vous mettiez quelque chose à la place de ce que vous renversiez. Quoi que l'on pût penser, au fond, des Tenailles et de la Loi de l'homme, on était obligé d'avouer que la forme en était encore plus nouvelle. Révolution ou transformation, car je ne voudrais pas que le mot dépassât ma pensée, ni qu'il fit trop de violence à votre modestie, vous vous étiez assuré l'honneur de marquer une « époque »> dans l'histoire du théâtre contemporain. C'est un honneur qu'on ne vous contestera pas, et je ne sais s'il y a des titres plus académiques, je ne le crois pas, mais il me paraît bien qu'un auteur dramatique n'en saurait produire ni souhaiter de plus glorieux.

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La plupart des hommes meurent de chagrin.

L'art de la vie est de faire de la vie une œuvre d'art. Ainsi M. Cherbuliez fit la sienne. S'il faut que le tribut à la destinée jalouse soit toujours payé, du moins la fatalité le ménagea longtemps, et recula jusqu'aux dernières limites de sa vie la triste échéance. Il faut dire avec douleur que pour avoir été retardés, les' malheurs ne furent que plus accumulés et plus accablants. Vers l'âge de soixante-dix ans il perdit la compagne charmante et constamment adorée de sa vie. Trois ans après et quand il se relevait à peine de l'accablement d'un coup si sensible, il perd un fils du plus grand mérite, savant distingué, déjà au seuil de la célébrité. Vous vous rappelez combien ce coup nous fut rude à tous, même à ceux qui n'avaient pas l'honneur de connaître le docteur Cherbuliez, tant fut prompte en nous et pénétrante l'inquiétude que le malheur du fils nous inspirait à l'endroit du père. Et cette fois, en effet, il ne s'en releva point. Le cœur était frappé par deux

1. Professeur à la Sorbonne, Critique littéraire, moliste.

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