Page images
PDF
EPUB

ville, au Gymnase, sur toutes les scènes, les maîtres déjà consacrés de la musique et du théâtre, Gounod, avec Roméo et Juliette; Sardou, avec Nos Bons Villageois; Dumas fils, avec les Idées de Mme Aubray, affirmaient la grâce naturelle, l'esprit et la puissance de notre génie dramatique, et chaque jour apportait à l'immense peuple, composé des oisifs et des riches de tous les peuples, un spectacle, un divertissement, des distractions nouvelles et des jeux. Daumonts emportant des rois et des impératrices dans le vol de neige des crinières de centgardes; revues à Longchamp pour le Czar et le roi de Prusse, dont la bonhomie de grandpère plaisait; dîners aux Tuileries, où les jeunes et pimpants officiers de guides s'égayaient, avec une ironie discrète, du gros chancelier de fer sanglé dans son habit blanc; galas à la salle Ventadour avec la Patti; grandes chasses à Conflans; tirés impériaux; conférences de M. de Lesseps acclamé au pavillon de Suez, le seul isthme qu'on prévît alors!- partout des drapeaux, des oriflammes, des guirlandes de verdure et de fleurs, des mâts enrubannés, des ballons, des illuminations, des cloches, des Te Deum après le coup de pistolet du Polonais, des : Vive l'Empereur! Vive le Roi! Vive le Sultan! Vivent les femmes ! Vive tout! et les hymnes de vingt nations se répondant avec la plus admirable et la plus rassurante des fraternités!

L'ombre de Meilhac revenant sur la terre.

La mort, malgré tout indulgente, ne se montra pas à lui soudain avec cette cruauté tragique et brutale qu'elle a pour les forts, elle eut soin de l'engourdir d'abord comme pour une courte sieste, avant de le coucher dans le grand sommeil en plomb de l'éternité. Il s'éteignit à Paris, qu'il ne quittait pour ainsi dire jamais, et le même appartement, Messieurs, où il vécut des années et où il rendit le dernier soupir est occupé aujourd'hui par une modiste. S'il voit cela, Meilhac doit être bien content. Vers les cinq heures de notre Paris, quand, sur la voie sacrée, de la rue de la Paix à la rue Royale, piaffent à la porte des pâtisseries et des magasins de chiffons les chevaux lustrés des équipages, et qu'un peuple de folles, délicieuses, envahit les salons de mode où, sur de hautes tiges de bois, comme en un parterre à la française planté de rosiers greffés, scintillent, éclatent et se balancent les chapeaux, les exquis chapeaux, enivrement des yeux, et auxquels il ne manque que le parfum, tandis que toutes, adorables et fébriles, oeil de flamme et lèvre gourmande, caquettent et coquettent, délaissent et reprennent, en poussant des cris d'oiseaux, les coiffures convoitées avec l'impatience nerveuse de ne pouvoir fixer leur désir... alors, l'ombre paresseuse et cordiale de Meilhac, ennoblie un peu et rassérénée, quitte le pâle séjour, et ce qui fut l'auteur de la Vie parisienne

vient se mêler à ces autres petites ombres de vivantes. Il les frôle, et soudain il les reconnaît! Ce sont ses enfants, ses aimables filles... C'est Frou-Frou, qui veut avoir une jolie toque rose avant de mourir; c'est la Petite Marquise, c'est ma Cousine, et Adrienne, et Pepa, et Henriette, et Anita! Elles sont au complet. Leur père attendri les regarde et tout bas les conseille : « Moi, je prendrais celui-ci. » Elles ne l'écoutent pas. Mais il écoute, lui, leurs menus et graves propos, leurs papotages, leurs secrets, il s'égaye de leurs mots malicieux, et quand il en a fait une ample provision, il redescend aux Champs Elysées, les raconter à ses amis Labiche et Marivaux. Leurs rires éclatent, et alors, les voyant tous les trois si gais, Molière, qui n'est jamais bien loin, s'approche...

FERDINAND BRUNETIÈRE

(21 juin 1900)

RÉPONSE A PAUL HERVIEU', SUCCESSEUR DE PAILLERON

La Loi de l'homme.
Renaissance de la tragédie.

Mais si le drame est la représentation de ce que peuvent des volontés fortes, combien le

1. Auteur dramatique, a écrit les Tenailles et la Loi de l'Homme.

nous

théâtre contemporain nous a-t-il donné de pièces aussi dramatiques que les Tenailles et la Loi de l'homme? Nous voyons encore dans ces deux pièces, où tout l'effort des volontés ne s'emploie qu'à redresser ou à braver ce que vous croyez être l'iniquité de la loi, voyons l'étroite liaison que le théâtre peut avoir avec la morale; nous y voyons comment le moraliste a suscité en vous l'auteur dramatique; et nous y voyons enfin qu'on n'est pas un pessimiste, quand on trouve que tout va mal, si l'on travaille en même temps à faire que quelque chose aille mieux.

Je ne discuterai pas avec vous, Monsieur, la thèse ou les thèses que vous avez soutenues dans ces deux drames. Qui donc a dit qu'un « dénouement n'était jamais une conclusion »? La mort elle-même, souvent, n'en est pas une! A plus forte raison, le dénouement imaginé, selon le besoin qu'il en a, par l'auteur dramatique ou par le romancier! Les Idées de Madame Aubray n'expriment que les idées personnelles d'Alexandre Dumas, et tout ce que prouvent les Faux Ménages, c'est qu'Edouard Pailleron ne partageait pas les idées de Dumas et de Mme Aubray. Pareillement, Monsieur, tout ce que vous avez prouvé dans les Tenailles, c'est qu'il y a de mauvais mariages; et vous dirai-je la «< conclusion » qui ressort pour moi de la Loi de l'homme? C'est qu'une loi n'est pas si mauvaise quand il suffit de l'invoquer et de l'appliquer pour sauvegarder, comme dans votre pièce, aux dépens d'une rancune de femme,

l'honneur d'une autre femme, la vie de deux hommes, et le bonheur de deux enfants? Autant dire que j'ai le regret de ne partager votre opinion ni sur les vices de l'institution du mariage, ni sur le féminisme, ni sur l'individualisme. Si le mariage n'est pas indissoluble, je vois à peine quel en serait l'objet. J'ai d'ailleurs toujours cru qu'on ne l'avait inventé que dans l'intérêt de la femme. La loi de l'homme est une précaution que l'homme a prise contre sa propre inconstance... Et nous sommes tous de pauvres êtres! hommes et femmes, qui ne vivrions pas un demi-quart d'heure d'accord, si chacun de nous, en toute circonstance, revendiquait impitoyablement la totalité de ce qu'il appelle son droit. Summum jus, summa injuria. Vous, Monsieur, qui nous avez si bien montré ce que cette revendication avait de tyrannique lorsque c'est le mari qui s'en autorise, comment n'avez-vous pas vu qu'elle n'a rien de moins inhumain quand c'est notre femme qui prétend l'exercer? Et si la Loi de la femme se substituait à la Loi de l'homme, que croyez-vous qu'il y eût de changé dans le monde ?

Mais, quel que soit l'intérêt de ces questions,

qu'on ne saurait résoudre en trois temps ni peut-être en trois actes, la valeur des Tenailles et de la Loi de l'homme ne dépend sans doute pas de la contrariété ou de la conformité de nos opinions respectives... Vous rappelez-vous le pharmacien Homais, d'immortelle mémoire, qui « tout en blâmant les idées d'Athalie, en admirait le style »? Et rien ne

« PreviousContinue »