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s'établit dans mon esprit entre mes anciennes opinions et les nouvelles. Celles-ci triomphèrent... Je devins dès lors disciple de la philosophie positive et je le suis resté. Aujourd'hui, il y a plus de vingt ans que je suis sectateur de cette philosophie; la confiance qu'elle m'inspire n'a jamais reçu de démenti... Occupé de sujets très divers, histoire, langue, physiologie, médecine, érudition, je m'en suis constamment servi comme d'une sorte d'outil qui me trace les linéaments, l'origine et l'aboutissement de chaque question... Elle suffit à tout, ne me trompe jamais et m'éclaire toujours... >>

Le principe fondamental d'Auguste Comte est d'écarter toute recherche métaphysique sur les causes premières et finales, de ramener toutes les idées et toutes les théories à des faits et de n'attribuer le caractère de certitude qu'aux démonstrations de l'expérience. Ce système comprend une classification des sciences et une préterdue loi de l'histoire qui se résume dans cette affirmation que les conceptions de l'esprit humain passent successivement par trois états : l'état théologique, l'état métaphysique, l'état scientifique ou positif.

M. Littré ne tarissait pas en éloges au sujet de cette doctrine et de son auteur. Pour lui Auguste Comte était un des hommes qui devaient tenir une grande place dans la postérité, et la << philosophie positive une de ses œuvres à peine séculaires qui changent le niveau ». Interrogé sur ce qu'il estimait le plus dans l'emploi de sa laborieuse vie, nul doute que sa pensée

ne se fût portée avec complaisance sur son rôle d'apôtre sincère et persévérant du positivisme.

Il n'est pas rare de voir les plus savants hommes perdre parfois le discernement de leur vrai mérite. C'est ce qui me fait un devoir d'un jugement personnel sur la valeur de l'ouvrage d'Auguste Comte. Je confesse que je suis arrivé à une opinion bien différente de celle de M. Littré. Les causes de cette divergence me paraissent résulter de la nature même des travaux qui ont occupé sa vie et de ceux qui sont l'objet unique de la mienne.

Les travaux de M. Littré ont porté sur des recherches d'histoire, de linguistique, d'érudition scientifique et littéraire. La matière de telles études est tout entière dans des faits appartenant au passé, auxquels on ne peut rien ajouter ni rien retrancher. Il y suffit de la méthode d'observation qui le plus souvent ne saurait donner des démonstrations rigoureuses. Le propre, au contraire, de l'expérimentation, c'est de ne pas en admettre d'autres.

L'expérimentateur, homme de conquêtes sur la nature, se trouve sans cesse aux prises avec des faits qui ne se sont point encore manifestés et n'existent, pour la plupart, qu'en puissance de devenir dans les lois naturelles. L'inconnu dans le possible et non dans ce qui a été, voilà son domaine, et, pour l'explorer, il a le secours de cette merveilleuse méthode expérimentale, dont on peut dire avec vérité, non qu'elle suffit à tout, mais qu'elle trompe rarement et ceux-là seulement qui s'en servent mal. Elle élimine

certains faits, en provoque d'autres, interroge la nature, la force à répondre et ne s'arrête que quand l'esprit est pleinement satisfait. Le charme de nos études, l'enchantement de la science, si l'on peut ainsi parler, consiste en ce que, partout et toujours, nous pouvons donner la justification de nos principes et la preuve de nos

découvertes.

L'erreur d'Auguste Comte et de M. Littré est de confondre cette méthode avec la méthode restreinte de l'observation. Etrangers tous deux à l'expérimentation, ils donnent au mot expérience l'acception qui lui est attribuée dans la conversation du monde, où il n'a point du tout le même sens que dans le langage scientifique. Dans le premier cas, l'expérience n'est que la simple observation des choses et l'induction qui conclut, plus ou moins légitimement, de ce qui a été à ce qui pourrait être. La vraie méthode expérimentale va jusqu'à la preuve sans réplique.

Les conditions et le résultat quotidien du travail de l'homme de science façonnent, en outre, son esprit à n'attribuer une idée de progrès qu'à une idée d'invention. Pour juger de la valeur du positivisme, ma première pensée a donc été d'y chercher l'invention. Je ne l'y ai pas trouvée. On ne peut vraiment attribuer l'idée d'invention à la loi dite des trois états de l'esprit humain, pas plus qu'à la classification hiérarchique des sciences qui ne sont l'une et l'autre que des à peu près, sans grande portée. Le positivisme, ne m'offrant aucune idée neuve, me laisse réservé et méfiant.

La foi de M. Littré dans le positivisme lui vint également des apaisements qu'il y trouvait sur les grandes questions métaphysiques. La négation comme le doute l'obsédaient. Auguste Comte l'a tiré de l'un et de l'autre par un dogmatisme qui supprimait toute métaphysique.

En face de cette doctrine, M. Littré se disait : Tu n'as à te préoccuper ni de l'origine ni de la fin des choses ni de Dieu ni de l'âme, ni de théologie ni de métaphysique; suis ton penchant de chercheur « inquiet ou charmé »; fuis l'absolu; n'aime que le relatif. Quelle quiétude pour cette tête ardente, ambitieuse de parcourir tous les champs du savoir!

On s'est pourtant trompé sur cette quiétude et l'on s'est payé de fausses apparences en prétendant faire de M. Littré un athée résolu et tranquille. Les croyances religieuses des autres ne lui étaient pas indifférentes. « Je me suis trop rendu compte, dit-il, des souffrances et des difficultés de la vie humaine pour vouloir ôter à qui que ce soit des convictions qui le soutiennent dans les diverses épreuves. » Il ne nie pas plus l'existence de Dieu que celle de l'immortalité de l'âme; il en écarte à priori jusqu'à la pensée, parce qu'il proclame l'impossibilité d'en constater scientifiquement l'exis

tence.

Quant à moi, qui juge que les mots progrès et invention sont synonymes, je me demande au nom de quelle découverte nouvelle, philosophique ou scientifique, on peut arracher de l'âme humaine ces hautes préoccupations. Elles me

paraissent d'essence éternelle, parce que le mystère qui enveloppe l'univers et dont elles sont uné émanation est lui-même éternel de sa nature.

On raconte que l'illustre physicien anglais Faraday, dans les leçons qu'il faisait à l'Institution royale de Londres, ne prononçait jamais le nom de Dieu, quoiqu'il fût profondément religieux. Un jour, par exception, ce nom lui échappa, et tout à coup se manifesta un mouvement d'approbation sympathique. Faraday, s'en apercevant, interrompit sa leçon par ces paroles : « Je viens de vous surprendre en prononçant ici le nom de Dieu. Si cela n'est pas encore arrivé, c'est que je suis, dans ces leçons, un représentant de la science expérimentale. Mais la notion et le respect de Dieu arrivent à mon esprit par des voies aussi sûres que celles qui nous conduisent à des vérités de l'ordre physique. »

La science expérimentale est essentiellement positiviste en ce sens que, dans ses conceptions, jamais elle ne fait intervenir la considération de l'essence des choses, de l'origine du monde et de ses destinées. Elle n'en a nul besoin. Elle sait qu'elle n'aurait rien à apprendre d'aucune spéculation métaphysique. Pourtant elle ne se prive pas de l'hypothèse. Nul, au contraire, plus que l'expérimentateur n'en fait usage; mais c'est seulement à titre de guide et d'aiguillon pour la recherche et sous la réserve d'un sévère contrôle. Il dédaigne et rejette ses idées préconçues, dès que l'expérimentation lui démon

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