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professions de foi trompeuses et sarcastiques. Il trouvait des gens qui se laissaient mystifier et il s'amusait à la comédie qu'il se donnait à luimême. Mais nous, qui le connaissions bien, nous n'étions pas dupes. Nous souriions, ses yeux bleus s'adoucissaient, une joie malicieuse se reflétait sur son visage, il riait à son tour; et dans tout le salon, c'était une explosion de rires fous. Nous redevenions sérieux pour écouter l'un de nos camarades lire quelque sonnet ou quelque court poème. Certains soirs, nous obtenions, non sans peine, de M. Leconte de Lisle qu'il nous lût une de ses œuvres inédites. C'est ainsi que j'ai eu la bonne fortune d'entendre de sa voix mâle et vibrante, qui rythmait si merveilleusement les vers: Quaïn, les Siècles maudits, la Tête de Kenwar'ch, l'Holocauste et, beaucoup plus tard, au temps d'une intimité plus étroite, les Pantoums, malais dont la divine musique chantera toujours dans mon souvenir.

Les heures passaient, trop brèves à notre gré. Minuit avait sonné depuis longtemps quand nous nous décidions à prendre congé de notre grand ami et de la charmante femme qui avait apporté sa grâce simple et sa jeunesse au foyer du poète. Nous partions, et le silence nocturne du boulevard des Invalides était troublé pendant quelques minutes par les dialogues à haute voix, les rires sonores et le refrain d'une certaine « Marche tartare » que je suis heureux de n'être pas seul à me rappeler ici.

En ces temps lointains, on avait encore le

sentiment du respect, je l'avoue avec confusion. Les jeunes gens daignaient admirer des œuvres publiées avant l'apparition des leurs et témoigner quelque déférence aux grands écrivains qui les avaient précédés. Ils ne s'imaginaient pas, comme le font les révolutionnaires d'à présent, que l'art d'écrire datait seulement du jour où ils avaient pris la plume, et ne pensaient point que tout homme de lettres ayant dépassé quarante ans était bon à envoyer aux Incurables. Nous parlions de Victor Hugo, de Théophile Gautier, de Leconte de Lisle comme les soldats parlaient des maréchaux de France. On conçoit donc combien nous étions fiers et touchés de la cordialité de camarade que nous témoignait M. Leconte de Lisle, avec quelle reconnaissance nous écoutions ses conseils, quel caractère de leçons prenaient pour nous ses paroles. Tantôt c'étaient des secrets de métier qu'il divulguait libéralement, tantôt des théories esthétiques et des principes généraux. Il disait : La science est le moyen dont le but est l'art. Les cerveaux bien organisés résolvent la méditation en inspiration. Les dons naturels sont de peu de valeur s'ils ne sont fécondés par l'étude. On assure que le propre des poètes de génie est de chanter comme l'oiseau soupire. C'est bien possible, mais, ne sachant pas la langue des rossignols, des fauvettes et des serins, je dois m'en remettre à l'opinion de ces derniers. geait contre la distinction entre le fond et la forme. L'idée, s'écriait-il, n'est pas derrière la phrase comme un objet derrière une vitre. Elle

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Il s'insur

ne fait qu'un avec la pensée, puisqu'il est impossible de concevoir une idée qui soit pensée sans l'aide des mots. Penser, c'est prononcer une phrase intérieure; et les qualités de la pensée sont les qualités de cette phrase intérieure; et écrire c'est tout simplement reproduire cette phrase. Donc qui écrit mal pense mal. Il disait encore : Seules sont durables les œuvres conçues sans aucune préoccupation des goûts du public et dans le complet détachement de toute vanité et de tout intérêt personnel. Celui qui poursuivra le succès le trouvera, mais pour un jour, il ne fera pas longtemps de dupes, et son châtiment sera à brève échéance le dédain public, puis un irrévocable oubli. Il est absolument inutile d'écrire si l'on ne se sent capable d'un travail patient el continu et si l'on n'a point le culte désintéressé de l'art, l'indifférence pour le succès et la sévérité à soi-même. M. Leconte de Lisle prêchait d'exemple. Sa critique égalait ses dons créateurs, et il l'exerçait sur lui-même, inflexiblement. C'est ainsi qu'il atteignit souvent à la perfection. Mais son hypercritique nous a fait perdre de belles œuvres que l'impérieux poète n'avait point jugées dignes de lui. Peut-on en douter quand on sait qu'il avait décidé de brûler le poème de Quaïn? Pour sauver ce chefd'œuvre, il fallut les prières de Mme Leconte de Lisle et les ardentes remontrances d'un ami, qui est au milieu de vous, Messieurs, et que je prends à témoin.

Le manchy.

Dans ce pays de landes, de rochers, de forêts et de brumes', il ne regrettait pas l'île natale à la lumière d'or. Il se souvenait que Bourbon n'était point un paradis terrestre pour tout le monde, notamment pour les negres. Le régime du fouet sous lequel vivaient les esclaves le révoltait dans sa dignité d'homme; les cris des suppliciés l'emplissaient de pitié et d'horreur. Il a conté en ce temps-là, dans une Nouvelle de la Variété1, comment son indignation contre ces coutumes barbares fut cause que le poétique roman de son premier amour eut le plus imprévu des dénouements. Il aimait jusqu'à l'adoration une ravissante créole. Il ne lui avait jamais parlé, il ne savait même pas son nom, mais il la voyait chaque dimanche sur le chemin de l'église, et quand elle passait il demeurait en extase. Un jour qu'il se promenait à cheval, rêvant à elle, il la rencontra au détour d'une route comme elle revenait de Saint-Denis dans un manchy porté par huit esclaves. Il s'arrêta pour la regarder, mais les lèvres corallines de la belle créole s'entr'ouvrirent et il l'entendit

crier d'une voix aigre et perçante : « Louis, si le manchy n'est pas au quartier dans dix minutes, tu recevras vingt-cinq coups de rotin. » Le jeune homme arrêta d'un geste les porteurs

1. La Bretagne.

2. Neuvième livraison.

nègres, puis il descendit de cheval, s'approcha du manchy et, prenant un ton grave et triste, il dit : « Madame, je ne vous aime plus! » Leconte de Lisle ayant dépeint cette irascible personne comme une fille du soleil au teint bistré et aux yeux de flamme, ce n'était pas sans doute la vierge blonde dont le souvenir lui a inspiré plus tard l'adorable pièce du Manchy. Il y avait à Bourbon beaucoup de manchys et beaucoup de belles créoles, et il y avait beaucoup de tendresse dans le cœur de Leconte de Lisle.

GRÉARD

(16 janvier 1896)

RÉPONSE A JULES LEMAITRE1,
1, SUCCESSEUR
DE VICTOR DURUY

Jules Lemaître.

La fidélité au pays natal.

Vous souvient-il du jour où, dans un billet du matin à votre petite cousine, vous disiez, en parlant de l'Académie : « Cette boîte-là ! » Le mot doit vous sembler un peu vif aujourd'hui. Mais

il

y avait, dans ce billet des premiers jours de mai, tant de verve printanière ! Je lui en pardonnerais bien d'autres, disait un jour, à propos

1. Jules Lemaître, ancien élève de l'Ecole normale, poète, critique, auteur dramatique. A écrit Les Contemporains, Impressions de théâtre, etc.

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