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plus humbles s'y voient relevées par ce qui est pour elles au-dessus de tous les biens, la tendresse et le respect. L'Evangile est l'épopée des simples, un hymne anticipé à la Jérusalem

des misérables.

M. Renan ne les voit qu'abandonnés sans espoir à la brutalité de leurs instincts. Il peint d'un pinceau véhément et sans se lasser les vices de la foule. Ses Drames philosophiques, qui sont la suite des Dialogues, en sont remplis. Dans les trois premiers (je ne veux parler que de ceux-là), ces vices se retrouvent incessamment, personnifiés sous des noms poétiques : les paradoxes sur la philosophie de l'histoire que M. Renan a exprimés si souvent, devenus pour lui des lieux communs ou plutôt des axiomes, en sont le thème véritable; la foule, avec ses formidables méprises, toujours la proie de ses vices et la dupe des charlatans qui les exploitent, en est le héros. Tout ce que M. Renan a vu de ses yeux en 1848, en 1851, en 1871; ce que l'histoire de tous les temps lui a offert de scènes atroces ou burlesques, dans ces moments où tout le monde est foule, même les réfléchis et les raffinés, fournit les traits de ces peintures. Je m'imagine parfois que l'artiste en aurait peut-être atténué la dureté s'il avait pressenti quelles funérailles plus que royales lui ferait, sous les yeux de la foule respectueuse, un gouvernement démocratique ; à moins toutefois qu'il n'eût vu dans cette pompe un suprême argument à l'appui de ses idées sur les méprises dont la démocratie est coutumière.

GASTON BOISSIER

RÉPONSE A CHALLEMEL-LACOUR

Renan et la recherche de la vérité.

Il se compare à ce héros d'un conte celtique qui, ayant vu en songe une beauté ravissante, court le monde toute sa vie pour la trouver. Dans ce voyage de découverte, à travers un pays qui n'a pas de routes tracées, il rencontre quelques certitudes, beaucoup de probabilités et encore plus de rêves. Ces rêves vous ont paru parfois si extraordinaires que vous n'avez pu vous défendre d'en éprouver quelque surprise, et même un peu de scandale; vous vous demandez si M. Renan veut s'amuser ou s' s'il parle sérieusement. N'en doutez pas, Monsieur, il s'amuse. Il n'y a pas de spectacle qui lui paraisse plus divertissant que celui de son esprit errant en liberté dans l'espace; c'est une fête qu'il se donne et à laquelle il nous convie. Vous nous direz que ces chemins que M. Renan prend au hasard ne le mèneront à rien, qu'au terme du voyage il ne trouvera pas le port où l'on se repose en paix; il le sait bien, et il s'en console. Ne connaissez-vous pas, vous qui êtes si versé dans l'histoire de la philosophie, quelques sages, parmi les plus grands et les plus glorieux, qui ont paru préférer la recherche de la vérité à la vérité même? Pour le plaisir

d'exercer leur esprit et de donner un aliment à leur curiosité, il leur plaît d'aborder des questions insolubles, ils aiment à construire avec des matériaux légers des systèmes incertains, il leur est presque indifférent de marcher sur la terre ferme ou de se perdre dans la nue; et le merveilleux, c'est qu'ils nous entraînent avec eux dans ces excursions téméraires et que nous sommes ravis de les suivre. Ce qu'on admire chez Platon et chez ses disciples, pourquoi le reprocher si durement à M. Renan? J'ajoute que ce pays où il s'aventure n'est pas de ceux que la philosophie ait définitivement décrits et limités. En dehors des religions révélées qui imposent sur ces grandes questions des réponses qu'on ne discute pas, on n'a trouvé jusqu'ici, pour les résoudre, que des hypothèses qui se détruisent les unes les autres. Ce grand espace reste donc obscur et vide. Ne pouvant y mettre des certitudes, M. Renan l'a peuplé de rêves; mais il nous les donne pour tels, il n'a pas la prétention de nous faire croire que ce soient des vérités. Du moment que je les prends pour ce qu'ils sont, je n'en suis plus ni surpris, ni choqué. Leur étrangeté même devient un charme pour moi; quand mes yeux se sont faits à cette lumière incertaine, je saisis des étincelles de vérité au milieu de ces piquantes fantaisies, et, s'il faut tout vous dire, je finis par les préférer à certains systèmes graves et de bonne apparence, qui, pour être plus ennuyeux, ne sont pas beaucoup plus vraisemblables.

FERDINAND BRUNETIÈRE1

(15 février 1894)

SUCCESSEUR DE JOHN LEMOINNE

Le respect de la tradition et du passé.

Vous représentez, en effet, Messieurs, le pouvoir de l'esprit; vous êtes la tradition littéraire vivante; et si la langue, la littérature, les chefsd'œuvre de la prose et de la poésie d'un grand peuple expriment peut-être ce que son génie national a de plus intérieur et de plus universel à la fois, c'est vous qui, depuis plus de deux siècles passés, en ayant reçu le dépôt, l'avez de Corneille à Racine, de Bossuet à Voltaire, de Chateaubriand à Hugo religieusement conservé, transmis et enrichi. Le Français qui le dit n'apprend rien à l'étranger : je serais heureux qu'il le rappelât à quelques Français qui l'ont trop oublié.

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Dans la faible mesure où le zèle et l'application d'un seul homme peuvent imiter de loin l'œuvre de toute une compagnie, me pardonnerezvous, Messieurs, de dire que c'est ce que j'ai tâché de faire ? Il y a vingt ans bientôt que j'’affrontais pour la première fois la redoutable hospitalité de la Revue des Deux Mondes; il y en a

1. Critique littéraire, maître de conférences à l'École Normale Supérieure. Directeur de la Revue des Deux Mondes.

tantôt dix que j'enseigne à l'École Normale Supérieure; et, professeur ou critique, par la parole ou par la plume, c'est à fortifier la tradition; c'est à maintenir ses droits contre l'assaut tumultueux de la modernité; c'est à montrer ce que ses rides recouvrent d'éternelle jeunesse que j'ai consacré tout ce que j'avais d'ardeur. Je serais assurément ingrat, de ne pas témoigner aujourd'hui, puisque l'occasion s'en offre à moi, toute ma reconnaissance à ceux qui m'ont soutenu, aidé, encouragé dans cette lutte. J'ai du plaisir à proclamer bien haut ce que je dois au grand, au terrible vieillard1 qui, sans autre recommandation que celle de ma bonne volonté, m'ouvrit jadis l'accès de sa maison. Je n'en ai guère moins à remercier publiquement celui de vos confrères, le savant helléniste, l'élégant historien de l'art oriental et grec, l'habile directeur de l'École Normale Supérieure2, qui, sans me demander ni diplômes, ni titres, ni boutons de cristal, — n'hésita pas à me confier la chaire autrefois illustrée par l'enseignement de Désiré Nisard et de Sainte-Beuve. Mais ni lui ni l'ombre de celui qui fut François Buloz ne m'en voudront si j'ose avouer que, de tant d'encouragements, ce sont encore les vôtres qui m'ont été le plus précieux; et si j'ajoute qu'en m'appelant parmi vous, vos suffrages, Messieurs, m'ont seuls achevé de délivrer d'un doute qu'aux heures de lassitude je n'ai pu quelquefois m'empêcher d'éprouver. Non!

1. Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes. 2. Georges Perrot.

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