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ses poésies pour un de ses discours; et que reste-t-il cependant de toute sa généreuse existence? Des vers que les générations nouvelles répètent encore et dont la douleur ou l'éloquence rencontre toujours un écho dans nos âmes.

Vous avez, à mon avis, accepté bien vite ce que des pessimistes appelaient, il y a près de soixante ans, la faillite littéraire de ce siècle. Dès 1836, un critique parlant des Chants du Crépuscule écrivait que ces vers que nous savons tous encore par cœur « marquent un déclin et désespèrent les amis de M. Victor Hugo ». Deux ans après Gustave Planche ne disait-il pas « M. Victor Hugo touche à une heure décisive. Il a maintenant trente-six ans et voici que l'autorité de son nom s'affaiblit de plus en plus? >>

Les critiques jugent le présent, mais c'est l'avenir qui juge les critiques. Et ce ne sont pas seulement les poètes qui ont supporté le poids de ces verdicts des contemporains dont la postérité est la Cour d'appel. Ces juges sont particulièrement sévères; et vous l'êtes après eux, pour un genre très français et très populaire, le roman, et vous voyez dans l'importance qu'on lui donne un signe certain de décadence.

Oui, c'est au roman, en particulier, que vous attribuez la désolation et le découragement qui s'emparent de la jeunesse, et vous citez comme un argument ce mot, ce terrible et injuste mot de M. de Salvandy : « Si la littérature est l'expression de la société, il faudrait désespérer de la France. >>

Non, Monsieur, ce n'est pas le roman qui nous attriste et nous désespère; trop souvent, hélas! c'est l'histoire.

Savez-vous, au contraire, pourquoi le roman a tant de prise sur les âmes et traîne après lui tant de cœurs? Ce n'est point, quoi que vous en disiez, parce que sa vogue et l'exagération de son importance sont des signes de décrépitude et que les peuples vieillis s'amusent à des contes d'enfants. C'est que le roman est l'histoire des âmes, la confession des inconnus à travers le talent d'un observateur. L'histoire a tout dit, la philosophie a tout cherché sans tout expliquer; il n'y a d'infini dans le domaine littéraire que cette chose éternellement attirante, éternellement mobile le cœur humain. « Le cœur humain de qui?» Le cœur humain de tous, depuis le plus glorieux jusqu'au plus humble. Il y a un monde de douleurs dans une femme qui passe. C'est cet inconnu dont les traits ressemblent aux nôtres, c'est ce voisin rencontré dans un salon ou coudoyé dans la rue qui nous intéresse. Le roman, et c'est là sa force, aura été la plus variée, la plus puissante, la plus sincère des enquêtes sociales du dix-neuvième siècle. C'est de toutes les formes de la littérature celle qui aura plongé le plus courageusement au fond du gouffre, pour en rapporter cette fleur idéale, la pitié.

La pitié, en vérité, voilà la grande vertu du roman en cette époque d'angoisse morale, et cette aspiration on la retrouve jusque dans les livres les plus amers dont vous avez parlé.

N'est-ce pas une soif d'idéal qui arrache à George Sand les sanglots éperdus de ses premiers ouvrages? Pourquoi n'avez-vous pas, après avoir été sévère pour ces cris passionnés de la jeunesse, ajouté que chez Mme Sand l'admirable bonté de l'aïeule a doucement, comme avec un sourire, réfuté les tirades mêmes de la révoltée ? Et Balzac ? Vous n'avez vu ou voulu voir en lui que l'un des plus grands diffamateurs des classes dirigeantes. Il ne songeait pourtant à diffamer personne, ce grand peintre de l'humaine comédie qui fut, je vais bien vous surprendre, un des plus profonds idéalistes de son temps.

C'est lui qui dit d'un de ses héros, Lucien de Rubempré, patronné par Vautrin, qu'il est comme un lis poussé sur un fumier. Giboyer répétera le mot, un jour. Eh bien! sur le fumier humain remué de sa main puissante, Balzac nourrissait ces lis immaculés qui sourient dans son œuvre immense. Vous le déclarez à peu près incapable de créer un type pur de femme ou de jeune fille. Et Eugénie Grandet? Et lorsque vous nous adjurez de comparer les femmes de Balzac aux héroïnes précédentes, Atala, Velléda, Corinne, Elvire, permettez-moi de rester fidèle à ces créatures vivantes et exquises qui se nomment Mme de Morsauf, Mme Hulot, Ursule Mirouet, Mme Balthazar Claes.

Et ce grand enchanteur du roman de cape et d'épée, l'inventeur intarissable dont les générations nouvelles écoutent encore les contes bleus, vous lui reprochez aussi, comme on eût

reproché à Rubens sa fécondité, la prodigalité de son génie? Plût aux Dieux de la lecture que, pour nous donner l'illusion du panache et de l'héroïsme à bon marché, un nouveau Dumas vînt, comme Schéhérazade, nous tenir éveillés avec le rire de Chicot ou les coups d'épée de d'Artagnan! Ce roman-là, c'est l'épopée du faubourg populaire, mais c'est aussi l'amusement des raffinés de notre nation de don Quichottes;

et ce ne sont pas seulement les grisettes du temps de Louis - Philippe qui se sont laissé prendre à la moustache en croc des Trois Mousquetaires. Est-ce que le maréchal Soult ne s'inquiétait pas, en plein conseil des ministres, de la mort du bon Porthos?

Ah! Monsieur, qui nous rendra, au contraire, la magnifique explosion de talent qui fut l'éclat de la monarchie de Juillet, et que nous avons appris à admirer sous ce nom : la génération de 1830? Minute heureuse entre toutes et qui prouve bien que, quel que soit le nom du pouvoir, République ou Monarchie parlementaire, l'art et la pensée s'épanouissent avec fierté sous un gouvernement libre. Qui nous rendra les orateurs dont vous avez tracé les portraits, les hommes d'action dont vous avez conté les travaux et jusqu'aux désenchantés, les Vigny, les Musset, dont vous avez noté les désespérances? Ceux-ci mêmes travaillaient à une œuvre glorieuse. Il ne faut pas médire des attristés. La misanthropie est une des formes de l'amour, et certains Alcestes ont pour Célimène l'humanité. Nous devons trop à ces aïeux pour ne pas les

saluer avec reconnaissance, et c'est peut-être, c'est précisément parce que George Sand, Balzac, Théophile Gautier, n'ont pas fait entendre ici leur voix, que je réclame le droit de leur donner un souvenir à eux qui, comme les Delacroix, les Ingres, les Rude, les David d'Angers, les Jules Dupré, les Henriquel-Dupont, ont travaillé à la gloire d'une époque qui fut la fête de l'art et de la pensée.

CHALLEMEL-LACOUR1
(25 janvier 1894)

SUCCESSEUR DE RENAN

Les souvenirs de Renan.

Je n'ai pas, Messieurs, à vous retracer cette vie simple, où éclate une si parfaite unité. La personne de M. Renan remplit tous ses écrits: elle remplit ses préfaces, ses examens de conscience, ses prières, car il prie souvent dans ses livres; elle remplit ce qu'il appelait ses bretonneries, c'est-à-dire les allocutions qu'il prodiguait dans les fêtes que lui préparaient presque chaque année ses amis de Bretagne, elle remplit même ses Histoires, où des paradoxes, reflet sincère de ses sentiments les plus intimes, se

1. Ancien élève de l'Ecole normale; homme politique.

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