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MÉZIÈRES1

(7 avril 1892)

RÉPONSE A PIERRE-LOTI

Le talent de Pierre-Loti.

Vous plaidez la cause de l'ancienne école, Vous venez de la défendre contre les dédains du présent dans une profession de foi émue et courageuse; mais vous êtes aussi de votre temps. Quoique vous restiez un idéaliste convaincu, vous ne reculez pas devant la reproduction la plus hardie de la réalité. Le sentiment qui suffisait à Feuillet pour écrire l'histoire intime des âmes ne vous suffirait plus pour nous montrer le dehors des choses. La nature même de votre talent, la faculté de tout voir et de tout colorer qui vous est particulière, vous entraînent vers un autre théâtre. Sur la vaste scène du monde, ce sont les images qui vous frappent les premières, qui s'enfoncent les premières dans votre cerveau; les idées ne s'éveillent qu'à leur suite. L'émotion qui fait vibrer votre âme vous arrive par les yeux. Si vous les fermiez, l'univers vous paraîtrait inanimé; vous n'entendriez plus les voix secrètes de l'idéal.

Vous vous réclamez avec grâce de votre pré

1. Ancien élève de l'Ecole Normale, professeur à la Sorbonne, homme politique.

décesseur, vous invoquez entre vous et lui une parenté intellectuelle. N'est-ce point là une illusion ou un artifice de piété académique? Par certains côtés, vous appartenez au contraire à une famille d'esprits tout différents. Vous qui ne lisez rien, vous avez lu Flaubert. Un instinct mystérieux, une affinité inconsciente vous attiraient sans doute vers lui. Vous ne vous contentez pas, comme Octave Feuillet, d'émouvoir les cœurs ; vous voulez parler à nos sens; vous avez parfois besoin d'étaler sous nos yeux les spectacles matériels, les traits qui se décomposent, les membres qui se tordent sous la douleur, le râle qui s'échappe des poitrines sifflantes, les convulsions suprêmes de l'agonie et de la mort.

Aucun roman naturaliste ne dépasse en puissance et en horreur la peinture que vous nous faites des dernières années, des derniers jours d'un vieux marin. Dans la plus récente de vos œuvres, dans le rêve délicieux que vous intitulez Fantôme d'Orient, après nous avoir bercés par la musique de vos paroles, après nous avoir enivrés de lumière et de poésie, vous entr'ouvrez tout à coup un coin noir de Stamboul, la porte d'un taudis sombre; vous nous amenez au chevet d'une négresse en guenilles agonisant sur un grabat sordide. Vous avez calculé votre effet. Vous nous teniez suspendus entre le ciel et la terre, sur un nuage d'azur : par une brusque secousse, vous nous précipitez dans l'enfer de la réalité.

L'école nouvelle, même la vôtre, ne connaît pas les scrupules littéraires qui tourmentaient

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la vie et qui troublaient la conscience d'Octave Feuillet. Pourvu qu'elle secoue nos nerfs, qu'elle fasse passer dans nos veines un frisson de pitié ou de terreur, les moyens lui sont indifférents. Sentiments et sensations, angoisses morales et souffrances physiques, tout vous est bon, Monsieur, pour nous arracher des larmes. Personne de notre temps n'en fait plus verser que vous. Vous avez au plus haut degré le don du pathétique, mais ce n'est ni le pathétique de Sibylle ni celui de Julia de Trécœur.

Vous connaissez heureusement des moyens moins violents de nous émouvoir. Vous nous touchez plus profondément encore dans les peintures plus discrètes de la douleur morale.

D'où vient le charme puissant de Pêcheur d'Islande sinon de la tristesse infinie que vous y avez répandue? Que tout cela est triste en effet, depuis le pâle soleil de la mer du Nord jusqu'aux landes désolées de Ploubazlanec! Et cependant vous éclaircissez la sévérité du paysage par la peinture du plus délicat, du plus pur amour; sous ce ciel habituellement sombre, vous faites éclore une fleur délicieuse, du parfum le plus suave et le plus pénétrant. De quelle main légère vous tracez le portrait de votre héroïne! Elle ne ressemble à aucune de vos créations antérieures. Les femmes que vous mettiez en scène jusque-là n'étaient faites que pour le plaisir. Celle-ci a la grâce et le charme d'une vierge. Son âme innocente ne s'ouvre qu'à des pensées chastes. Elle pourrait ne pas aimer, se consacrer uniquement à Dieu comme

tant de filles bretonnes. Mais si l'amour entre dans ce cœur virginal, il s'en emparera tout entier et pour toujours. A peine a-t-elle aperçu le clair regard d'Yann fixé sur elle, qu'elle lui appartient déjà. Elle ne voudra plus, elle ne pourra plus se reprendre.

Pendant les tièdes soirées d'été, sur la place de Paimpol, par la fenêtre ouverte, à quoi pense la jeune fille? Bien loin, au delà des horizons connus, vers la vaste étendue des eaux mornes et glacées, elle cherche le visage du bien-aimé, elle sourit intérieurement à l'espérance de le revoir bientôt, elle prépare les paroles qu'elle lui adressera et qui ne pourront manquer de toucher son cœur. Et lui, dans ses longues croisières, lorsqu'il est bercé par la vague ou secoué par la tempête, entrevoit-il sur la côte bretonne un fin profil de femme qui l'appelle et qui l'attend? Peut-être, mais si cette vision le poursuit, il en ensevelit l'image dans le plus profond de son cœur, il promet à ses amis, il se jure à lui-même de n'épouser que la mer.

Redoute-t-il de se laisser amollir par les douceurs de l'amour, ou ne craint-il pas plutôt d'associer une frêle destinée à sa dangereuse existence? Que de fois, pendant qu'il tenait la barre dans ses mains crispées, à bout de forces, ruisselant d'eau, transi de froid, fuyant avec une suprême énergie sur la mer démontée, assailli par des lames furieuses, sentant le bateau trembler et menacer de se disjoindre à chaque secousse, il a entrevu la mort prochaine, inévitable! Faut-il condamner celle qu'on aime

aux angoisses de l'attente, aux horreurs du veuvage? Ne vaut-il pas mieux n'exposer et ne sacrifier que soi?

Mais elle, la vaillante, elle a dans les veines le sang des hommes de mer. Elle connaît le péril, et elle le brave. Les rencontres funèbres elles-mêmes, les avertissements qui se multiplient sous ses pas, n'ébranlent pas son courage. Dans la vieille chapelle battue par les vents du large, elle voit le nom de Gaos inscrit trois fois sur des plaques de naufragés. Elle prie et elle pleure pour ceux qui sont morts si jeunes et si loin; mais son amour n'en devient que plus profond, mêlé maintenant d'attendrissement et de pitié.

Vous ne refusez pas la pauvre enfant quelques heures de félicité, vous ramenez à ses pieds Yann vaincu par tant d'amour, et vous écrivez même l'idylle charmante de leur bonheur, mais c'est pour mieux nous faire sentir la cruauté du lendemain. Vous aimez les contrastes cruels. La vieille Moan riait aussi; elle contait plaisamment des histoires joyeuses la dernière fois qu'elle promenait dans les rues de Brest son petit-fils Sylvestre. Puis, après de longs silences, elle apprenait tout à coup qu'elle ne le reverrait plus, qu'il dormait là-bas, l'enfant de dix-neuf ans, le dernier de sa race, dans le cimetière de Singapour, la poitrine trouée par une balle chinoise.

Les larmes après le rire, la douleur après la joie, n'est-ce pas l'éternelle leçon que nous donnent les choses, le résumé de la vie humaine,

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