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et touchant. L'horrible machine fonctionnait mal, ce jour-là. Il fallut redresser Bourbotte. Il en profite pour faire un discours; le cou engagé dans la planche fatale, il parle encore. Duroy, la tête sous le couteau, s'écrie : « Unissez-vous tous; embrassez-vous tous c'est le seul moyen de sauver la république. » Des phrases ridicules, dites en une telle situation, changent bien de caractère esthétique. Elles ont au moins une qualité elles sont toujours sincères.

Les pires ennemis des grands hommes de la Révolution sont donc ceux qui, croyant leur faire honneur, les mettent dans la catégorie des grands hommes ordinaires. Ce furent des inconscients sublimes, amnistiés par leur jeunesse, leur inexpérience, leur foi. Je n'aime pas qu'on leur décerne des titres de noblesse. Ils vont seuls, comme le bourreau. A quelques illustres exceptions près, ils n'ont pas fondé de famille. On les cache comme ancêtres; personne ne se réclame d'eux. On n'avoue pas facilement des pères qu'il ne faudrait pas prendre pour modèles. Je n'aime pas, surtout, qu'on leur élève des statues. Quelle erreur, quel manque de goût! Ces hommes ne furent pas grands; ils furent les ouvriers d'une grande heure. Il ne faut pas les proposer à l'imitation; ceux qui les imiteraient seraient des scélérats. Nous les aimons, à condition qu'ils soient les derniers de leur école. Ils réussirent par une gageure incroyable, contre toute vraisemblance. Là où ils ont trouvé la gloire, leurs élèves attardés ne récolteraient que la ruine, le désastre et la malédiction.

Les centenaires ne sont la faute de personne; on ne peut pas empêcher les siècles d'avoir cent ans. C'est bien fâcheux cependant. Rien de plus malsain que de rythmer la vie du présent sur le passé, quand le passé est exceptionnel. Les centenaires appellent les apothéoses; c'est trop. Une absoute solennelle avec panégyrique, rien de mieux; un embaumement où le mort est enveloppé de bandelettes, pour qu'il ne ressuscite plus, nous plairait aussi infiniment; gardonsnous, au moins, de tout ce qui pourrait faire croire que de tels actes d'imprudence juvénile et d'irréflexion grandiose peuvent se recommencer. C'est la gloire d'une nation d'avoir dans son histoire de ces apparitions prodigieuses, qui n'arrivent qu'une fois : Jeanne d'Arc, Louis XIV, la Révolution, Napoléon; mais c'est là aussi un danger. L'essence de ces apparitions est d'être uniques. Elles sont belles à condition de n'être pas renouvelées. La Révolution doit rester un accès de maladie sacrée, comme disaient les anciens. La fièvre peut être féconde, quand elle est l'indice d'un travail intérieur; mais il ne faut pas qu'elle dure ou se répète; en ce cas, c'est la mort. La Révolution est condamnée, s'il est prouvé qu'au bout de cent ans elle en est encore à recommencer, à chercher sa voie, à se débattre sans cesse dans les conspirations et l'anarchie.

Vous êtes jeune; vous verrez la solution de cette énigme, Monsieur. Les hommes extraordinaires pour lesquels nous nous sommes passionnés, eurent-ils tort, eurent-ils raison? De

cette ivresse inouïe, réduite à l'exacte balance des profits et des pertes, que reste-t-il? Le sort de ces grands enthousiastes sera-t-il de demeurer éternellement isolés, suspendus dans le vide, victimes d'une noble folie? Ou bien ont-ils, en somme, fondé quelque chose et préparé l'avenir? On ne le sait pas encore. J'estime que, dans quelques années, on le saura. Si, dans dix ou vingt ans, la France est prospère et libre, fidèle à la légalité, entourée de la sympathie des portions libérales du monde, oh! alors, la cause de la Révolution est sauvée; le monde l'aimera et en goûtera les fruits, sans en avoir savouré les amertumes. Mais si, dans dix ou vingt ans, la France est toujours à l'état de crise, anéantie à l'extérieur, livrée à l'intérieur aux menaces des sectes et aux entreprises de la basse popularité, oh! alors il faudra dire que notre entraînement d'artistes nous a fait commettre une faute politique, que ces audacieux novateurs, pour lesquels nous avons eu des faiblesses, eurent absolument tort. La Révolution, dans ce cas, serait vaincue pour plus d'un siècle. En guerre, un capitaine toujours battu ne saurait être un grand capitaine; en politique, un principe qui, dans l'espace de cent ans, épuise une nation, ne saurait être le véritable.

MEILHAC1

(4 avril 1889)

SUCCESSEUR DE LABICHE

Les débuts de Labiche : L'Avocat Loubet.

L'anecdote a été racontée bien souvent, il m'est cependant impossible de ne pas la raconter à mon tour. L'Avocat Loubet fut présenté au théâtre du Panthéon. Il y avait un directeur du théâtre du Panthéon, comme il y en a un dans tous les théâtres; il y avait aussi un comité de lecture, ce qui est plus rare, un comité de lecture composé de quatre ou cinq personnes. Le directeur était chapelier, quand il ne s'amusait pas à être directeur; les quatre ou cinq membres du comité de lecture étaient également chapeliers; le directeur avait choisi parmi les siens. Ce fut devant ce comité, présidé par ce directeur, que Labiche fut invité à lire sa pièce; il entra, salua, mit son chapeau sur la table, s'assit, toussa et commença la lecture. Vers le milieu du premier acte, son voisin, un des membres du comité, prit négligemment le chapeau du lecteur, regarda la coiffe, fit la grimace et passa le chapeau à un autre chapelier; même regard dans la coiffe et même grimace. De main

1. Auteur dramatique; collaborateur de Ludovic Halévy. Auteur de la Petite Marquise, la Vie Parisienne, la Belle Hélène, Froufrou, etc.

en main, le chapeau fit ainsi le tour de la table; il finit son tour, au moment même où Labiche achevait son acte. On lui déclara qu'il était inutile d'aller plus loin et que sa pièce était refusée. Labiche n'insista pas: il avait compris. Le directeur ainsi que les membres du comité étaient des chapeliers de la rive gauche. Labiche achetait ses chapeaux sur la rive droite : je vous ai dit qu'il avait de la fortune. Plus tard, ce chapelier tomba, le théâtre du Panthéon eut un autre directeur. L'Avocat Loubet fut reçu et joué avec assez de succès; il ne réussit pas seulement à Paris, il réussit en province. Labiche suivit sa pièce, ce fut sa première tournée... il regardait son nom sur les affiches, il écoutait les applaudissements, plus ou moins nourris, de tous ces publics divers, et ce fut, sans doute, le bruit de ces applaudissements intermittents qui, pendant quelques années encore, l'empêcha d'entendre la voix qui lui disait : « Laisse donc les gens qui ont vécu autrefois, regarde ceux qui vivent autour de toi, laisse là les marquises, occupe-toi des chapeliers! >>

Le théâtre de Labiche.

On commença de le publier en 1878, on acheva en 1879. Dire que ce fut une révélation ne serait pas assez dire, ce fut une explosion!

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Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Molière, » a dit Sainte-Beuve. Quand les dix volumes du Théâtre de Labiche eurent paru, l'on put dire hardiment: « Chaque

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