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simples de chaque jour entre ces trois êtres qui, par un concours naturel de circonstances, ne vont plus se séparer jusqu'à la mort du vieillard; des scènes de parc, de jardin, des promenades sur l'eau, des causeries autour d'un fauteuil; des retours au couvent et des visites aux anciennes compagues; un babil innocent, varié, railleur ou tendre, traversé d'éclairs passionnés; la bienfaisance se mélant, comme pour le bénir, aux progrès de l'amour ; puis, de peur de trop d'uniformes douceurs, le monde au fond, saisi de profil, les ridicules ou les noirceurs indiqués, plus d'un original ou d'un sot marqué d'un trait divertissant au passage; la vie réelle en un mot, embrasséc dans un cercle de choix; une passion croissante, qui se dérobe, comme ces eaux de Neuilly, sous des rideaux de verdure et se replie en délicieuses lenteurs; des orages passagers, sans ravages, semblables à des pluies d'avril; la plus difficile des situations honnêtes menée à fin jusque dans ses moindres alternatives, avec une aisance qui ne penche jamais vers l'abandon, avec une noblesse de ton qui ne force jamais la nature, avec une mesure indulgente pour tout ce qui n'est pas indélicat; tels sont les mérites principaux d'un livre où pas un mot ne rompt l'harmonie. Ce qui y circule et l'anime, c'est le génie d'Adèle, génie aimable, gai, mobile, ailé comme l'oiseau, capricieux et naturel, timide et sensible, vermeil de pudeur, fidèle, passant du rire aux larmes, plein de chaleur et d'enfance.

On était à la veille de la révolution, quand ce charmant volume fut composé; en 93, à Londres, au milieu des calamités et des gênes, l'auteur le publia. Cette Adèle de Sénange parut dans ses habits de fête, comme une vierge de Verdun échappée au massacre, et ignorant le sort de ses compagnes.

Madame de Souza, alors Madame de Flahaut, avant d'épouser fort jeune le comte de Flahaut, àâgé déjà de cinquante-sept ans, avait été élevée au couvent à Paris. C'est ce couvent même qu'elle a peint sans donte dans

Adèle de Sénange. Il y avait un hôpital annexé au couvent ; avec quelques pensionnaires les plus sages, et comme récompense, elle allait à cet hôpital tous les lundis soirs servir les pauvres et leur faire la prière. Elle perdit de bonne heure ses parens; les souvenirs du couvent furent ses souvenirs de famille; cette éducation première influa, nous le verrons, sur toute sa pensée, et chacun de ses écrits en retrace les vives images. Mariée, logée au Louvre, elle dut l'idée d'écrire à l'ennui que lui causaient les discussions politiques de plus en plus animées aux approches de la révolution; elle était trop jeune, disait-elle, pour prendre goût à ces matières, et elle voulait se faire un intérieur. Dans le roman d'Emilie et Alphonse la duchessc de Candale, récemment mariée, écrit à son amie mademoiselle d'Astey : « Je me suis fait une petite retraite dans un des coins de ma chambre ; j'y ai placé une seule chaise, mon piano, ma harpe, quelques livres, une jolie table sur laquelle sont mes dessins et mon écritoire ; et là, je me suis tracé une sorte de cercle idéal qui me sépare du reste de l'appartement. Vient-on me voir? je sors bien vite de cette barrière pour empêcher qu'on y pénètre; si par hasard on s'avance vers mon asile, j'ai peine à contenir ma mauvaise humeur; je voudrais qu'on s'en allåt. » Madame de Flahaut, en sa chambre du Louvre, dut se faire une retraite assez semblable à celle de Madame de Candale, d'autant plus qu'elle avait dans son isolement une intimité toute trouvée. Si on voulait franchir son cercle idéal, si on lui parlait politique, elle répondait que M. de Sénange avait eu une attaque de goutte, et qu'elle en était fort inquiète. Dans Eugénie et Mathilde, où elle a peint l'impression des premiers événemens de la révolution sur une famille noble, il est permis de lui attribuer une part du sentiment de Mathilde, qui se dit ennuyée à l'excès de cette révolution, toutes les fois qu'elle n'en est pas désolée. Adèle de Sénange fut donc écrite sans aucun apprêt littéraire, dans un simple but de passe-temps in

time. Un jour pourtant, l'anteur, cédant à un mouvement de confiance qui lui faisait lever sa barrière idéale, proposa à un ami d'arranger une lecture devant un petit nombre de persounes; cette offre, jetée en avant, ne fut pas relevée; ou lui croyait sans peine un esprit agréable, mais non pas un talent d'écrivain. Adèle de Sénange se passa ainsi d'auditeurs; on sait que Paul et Virginie avait eu grand peine à en trouver. La révolution parcourant rapidement ses phases, madame de Flahaut quitta Paris et la France après le 2 septembre. M. de Flahaut, emprisonné, fut bientôt victime. A force d'or et de diamans, prodigués par la famille et les amis du dehors à l'un des geôliers, il était parvenu à s'évader et vivait dans une cachette sûre. Mais quelqu'un raconta devant lui que son avocat venait d'être arrêté comme soupçonné de lui donner asile; M. de Flahaut, pour justifier l'innocent, quitta sa retraite dès six heures du matin, et se rendit à la Commune où il se dénonça lui-même ; il fut peu de jours après guillotiné. Robespierre mort, madame de Flahaut partit d'Angleterre avec son fils, et vint en Suisse, espérant déjà rentrer en France; mais les obstacles n'étaient pas levés. Rodant toujours autour de cette France interdite, elle séjourna encore à Hambourg, et c'est dans cette ville que la renommée, désormais attachée à son nom par Adèle de Sénange, noua sa première connaissance avec M. de Souza, qu'elle épousa plus tard, vers 1802. Elle avait publié dans cet intervalle Émilie et Alphonse en 1799, Charles et Marie en 1801.

Charles et Marie est un gracieux et touchant petit roman anglais, un peu dans le goût de Miss Burney. Le paysage de parcs et d'élégans cottages, les mœurs, les ridicules des ladies chasseresses ou savantes, la sentimenta lité languissante et pure des amans, y composent un tableau achevé qui marque combien ce séjour en Angleterre a inspiré naïvement l'auteur. Un critique ingénieux, et ceries compétent en fait de délicatesse, M. Patin, dans un juge

a.

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ment qu'il a porté sur madame de Souza préfère ce joli roman de Charles et Marie à tous les autres. Pour moi, je l'aime, mais sans la même prédilection. Il y a, si je l'ose dire, comme dans les romans de Miss Burney, une trop grande profusion de tons vagues, doux jusqu'à la mollesse, pales et blondissans. Madame de Souza dessine d'ordinaire davantage, et ses couleurs sont plus variées. C'est dans Charles et Marie que se trouve ce mot ingénieux, souvent cité : « Les défauts dont on a la prétention ressemblent à la laideur parée; on les voit dans tout leur jour.

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Si le voyage en Angleterre, le ciel et la verdure de cette contrée, jetèrent une teinte lactée, vaporeuse, sur ce roman de Charles et Marie, on trouve dans celui d'Eugénie et Mathilde, qui parut seulement en 1811, des reflets non moins frappaus de la nature du nord, des rivages de Hollande, des rades de la Baltique, où s'était assez longtemps prolongé l'exil de madame de Flahaut. « La verdure >> dans les climats du nord a une teinte particulière dont la >> couleur égale et tendre, peu à peu, vous repose et vous >> calme... Cet aspect ne produisant aucune surprise laisse » l'âme dans la même situation; état qui a ses charmes, » et peut-être plus encore lorsqu'on est malheureux. As>> sises dans la campagne, les deux sœurs s'abandonnaient » à de longues rêveries, se perdaient dans de vagues pensées, et, sans avoir été distraites, revenaient moins » agitées. » Et un peu plus loin: « M. de Revel, dans la » vue de distraire sa famille, se plaisait à lui faire admirer >> les riches pâturages du Holstein, les beaux arbres qui »> bordent la Baltique, cette mer dont les eaux pâles ne » different point de celles des lacs nombreux dont le pays » est embelli, et les gazons toujours verts qui se perdent » sous les vagues. Ils étaient frappés de cette physionomie étrangère que chacun trouve à la nature dans les climats

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*Répertoire de Littérature.

» éloignés de celui qui l'a vu naître. La perspective riante » du lac de Ploën les faisait en quelque sorte respirer plus » à l'aise. Ne possédant rien à eux, ils apprirent, comme » le pauvre, à faire leur délassement d'une promenade, >> leur récompense d'un beau jour, enfin à jouir des biens >> accordés à tous. » Madame de Souza d'ordinaire s'arrète peu à décrire la nature; si elle le fait ici avec plus de complaisance, c'est qu'un souvenir profond et consolateur s'y est mêlé. La riante Adèle de Sénange, qui ne connaissait que les allées de Neuilly et les peupliers de son ile, la voilà presque devenue, au bord de cette Baltique, la sœur de la rêveuse Valérie.

Adèle de Sénange, en effet, dans l'ordre des conceptions romanesques qui ont atteint à la réalité vivante, est bien sœur de Valérie, comme elle l'est aussi de Virginie, de mademoiselle de Clermont, de la princesse de Clèves, comme Eugène de Rothelin est un noble frère d'Adolphe, d'Edouard, du Lépreux, de ce chevalier des Grieux si fragile et si pardonné. Je laisse à part le grand René dans sa solitude et sa prédominance. Heureux celui qui, puisant en lui-même ou autour de lui, et grâce à l'idéal ou grâce au souvenir, enfantera un être digne de la compagnie de ceux que j'ai nommés, ajoutera un frère ou une sœur inattendue à cette famille encore moins admirée que chérie ; il ne mourra pas tout entier !

Eugène de Rothelin, publié en 1808, paraît à quelques bons juges le plus exquis des ouvrages de madame de Souza, et supérieur même à Adèle de Sénange. S'il fallait se prononcer et choisir entre des productions presque également charmantes, nous serions bien embarrassé vraiment, car, si Eugène de Rothelin nous représente le talent de madame de Souza dans sa plus ingénieuse perfection, Adèle nous le fait saisir dans son jet le plus naturel, le plus voisin de sa source, et pour ainsi dire, le plus jaillissant. Pourtant, comme art accompli, comme pouvoir de composer, de créer en observant, d'inventer

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