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le principe réfide ou femble réfider dans le corps même qui fe meut fans recevoir fenfiblement aucune impulfion du dehors: c'eft ainfi que le feu, l'air & l'eau font en action.

De ce que leur mouvement nous femble être indépendant, nous en inférons qu'il eft volontaire, & le principe que nous lui attribuons eft une ame pareille à celle qui meut ou femble mouvoir en nous les refforts du corps qu'elle anime. A la volonté que fuppofe un mouvement libre nous ajoutons en idée l'intelligence, le fentiment, & toutes les affections humaines. C'eft ainfi que des élémens nous avons fait des hommes doux, bienfaifants, dociles, cruels, impé rieux, inconftants, capricieux, avares, &c.

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Cette induction, moitié philosophique & moi tié populaire eft une fource intariffable de Poéfie, &, comme nous l'allons voir, une regle infaillible & univerfelle pour la jufteffe du ftyle. figuré.

Mais fi le mouvement feul nous a induits à donner une ame à la matiere ame à la matiere, la végétation

nous y a comme obligés.

Quand nous voyons les racines d'une plante fe gliffer dans les veines du roc, en fuivre les finuofités, ou le tourner s'il eft folide, & chercher avec l'apparence d'un difcernement infailli

ble, le terrein propre à la nourtir; comment he pas lui attribuer la même fagacité qu'à la brebis, qui d'une dent aiguë, enleve d'entre les cailloux les herbes tendres & favoureuses?

Quand nous voyons la vigne chercher l'appui de l'ormeau l'embraffer, élever fes pampres pour les enlaffer aux branches de cet arbre tutelaire, comment ne pas l'attribuer au fentiment de sa foibleffe, & ne pas fuppofer à cette action le même principe qu'à celle de l'enfant qui tend les bras à fa nourrice, pour l'engager à le foutenir ?

Quand nous voyons les bourgeons des arbres. s'épanouir au premier fourire du printemps, & fe refermer auffi-tôt que le fouffle de l'hiver, qui fe retourne & menace en fuyant, vient démentir ces careffes trompeufes, comment ne pas attribuer à l'espoir, à la joie, à l'impatience, à la féduction d'un beau jour le premier de ces mouvemens, & l'autre au faififfement de la crainte? comment diftinguer entre les Laboureurs, les troupeaux & les plantes, les caufes diverfes d'un effet pareil?

Ac neque jam ftabulis gaudet pecus, aut arator igni. Horat. Les Philofophes diftinguent dans la Nature le méchanisme, l'inftinet, l'intelligence; mais l'on n'eft Philofophe que dans les méditations

du cabinet: dès qu'on fe livre aux impreffions des fens on devient enfant comme tout le

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monde. Les fpéculations transcendantes font pour nous un état forcé ; notre condition naturelle eft celle du peuple : ainfi lorfque Rouffeau dans l'illufion poétique, exprime fon inquiétude pour un jeune abriffeau qui se presse trop de fleurir, il nous intéreffe nous-mêmes. Jeune & tendre arbriffeau, l'efpoir de mon verger, Fertile nourriffon de Vertumne & de Flore, Des faveurs de l'hiver redoutez le danger, Et retenez vos fleurs qui s'empreffent d'éclore Séduites par l'éclat d'un beau jour passager.

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Dans Lucrece la pefte frappe les hommes; dans Virgile elle attaque les animaux : je rougis de le dire; mais on eft au moins auffi ému du tableau de Virgile que de celui de Lucrece; & dans cette image,

It triftis arator

Mærentem abjungens fraterna morte juvencum.

ce n'eft pas la trifteffe du Laboureur, mais celle du taureau qui nous touche. De la même fource naît, comme je le ferai voir dans la fuite cet intérêt univerfel répandu dans la Poéfie, le plaifir de nous trouver par-tout avec nos femblables de voir que tout fent, que tout penfe, que tout agit comme nous : ainfi

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le charme du style figuré confifte à nous mettre en fociété avec toute la Nature, & à nous intéreffer à tout ce que nous voyons, par quelque retour fur nous - mêmes.

Une regle conftante & invariable dans le ftyle poétique eft donc d'animer tout ce qui peut l'être avec vraisemblance.

Virgile peint le moment où la main d'un guerrier vient d'être coupée: il est naturel que les doigts tremblants ferrent encore la poignée du glaive; mais que la main cherche fon bras, la vraisemblance n'y eft plus. (a)

Non-feulement l'action & la végétation, mais le mouvement accidentel, & quelquefois même la forme & l'attitude des corps dans le repos, fuffifent pour l'illufion de la métaphore. On dit qu'un rocher fufpendu menace; on dit qu'il eft touché de nos plaintes; on dit d'un mont fourcilleux, qu'il va defier les tempêtes; & d'un écueil immobile au milieu des flots, qu'il brave Neptune irrité. De même lorfque dans Homere la fleche vole avide de fang, ou qu'elle difcerne

choisit un guerrier dans la mêlée, comme dans le Poême du Taffe; fon action phyfique

(a) Te decifa fuum, Laride, dextera quærit, Semianimefque micant digiti, ferrumque retractant.

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donne de la vraisemblance au fentiment qu'on lui attribue cela répond à la pensée de Pline l'ancien," Nous avons donné des aîles au fer & à la mort. Mais qu'Homere dife des traits qui font tombés autour d'Ajax fans pouvoir l'atteindre, qu'épars fur la terre ils deman. dent le fang dont ils font privés s il n'y a dans la réalité rien d'analogue à cette pensée. La Pierre impudente du même Poête, & le Lit effronté de Defpréaux, manquent auffi de cette vérité relative qui fait la jufteffe de la métaphore. Il eft vrai que dans les livres faints le glaive des vengeances céleftes s'enivre & fe raffafie de fang; mais au moyen du merveilleux tout s'anime. Au- lieu que dans le fyftême de la Nature, la vérité relative de cette efpece de métaphore n'eft fondée que fur l'illufion des fens. Il faut donc que cette illufion ait for principe dans les apparences des chofes:

Il y a un autre moyen d'animer le ftyle; & celui-ci est commun à l'Éloquence & à la Poéfie pathétique. C'eft d'adreffer ou d'attribuer la parole aux abfents, aux morts, aux chofes infenfibles; de les voir, de croire les entendre & en être entendu. Cette forte d'illufion que l'on fe fait à foi-même & aux autres, eft un délire qui doit aufli avoir fa vraisemblance, &

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