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la honte la rougeur d'un poignard teint de fang, c'eft le comble de l'extravagance.

Pour juftifier cette hardieffe on peut me citer ce vers de Racine :

Le flot qui l'apporta, recule épouvanté ;

mais, 1°. Il est naturel d'animer les flots, & non pas d'animer le fer: j'expliquerai cette différence. 2°. La cause du reflux des eaux n'eft pas fi évidente que Théramene épouvanté n'ait pu croire qu'elles reculoient de frayeur; au lieu que pour imaginer que le glaive de Pirame rougit de honte, il faut cublier qu'il eft teint de fang, oubli qui choque la vraisemblance.

En Poéfie ce n'eft rien de manquer à la vérité abfolue, pourvu qu'on obferve la vérité relative ainfi la jufteffe de la méthaphore & de l'hyperbole confifte à ne pas laiffer voir le faux, c'eft-à-dire, à perfuader que celui qui l'emploie à vu la chofe comme il la peint, & la conçoit comme il l'exprime: d'où je conclus, que la jufteffe de l'expreffion dépend du caractere, de la fituation, de la maniere de conce→ voir & de fentir de celui qui parle, & qu'en changeant de place ou de bouche elle perd fouvent toute fa vérité. Cela prouve qu'en imitant des hardieffes de ftyle, on doit bien faire attention à ce qui a pu les autorifer.

La véhémence dépend moins de la force des termes que du tour & du mouvement impétueux de l'expreffion. C'est l'impulfion que le style reçoit des fentimens qui naiffent en foule & se preffent dans l'ame, impatient de fe répandre & de paffer dans l'ame d'autrui. La conviction eft preffante, énergique, elle fait violence à l'entendement; la perfuafion seule eft véhémente, elle fubjugue la volonté. La célérité des idées qui s'échappent comme des traits de lumiere communiquée à l'expreffion, fait la vivacité du style; leur facilité à fe füccéder ; même fans vîteffe, imitée par le ftyle, en fait la volubilité; mais ces qualités réunies ne font pas la véhémence: elle veut être animée & nourrie par la chaleur du fentiment.

La fineffe, la légèreté, la naïveté, la délicateffe tiennent encore plus à la penfée qu'à l'expreffion. Je fais qu'il n'y a point de termes, qui, pris l'un pour l'autre, ne changent la pensée au moins de quelques nuances, & que ces nuances de plus ou de moins, font que la pensée eft fine, délicate, naïve, légere, où qu'elle ne l'eft pas; mais, dans un Écrivain qui fait fa langue, c'est la pensée qui choifit les mots. Que Didon voulant attendrir Énée se fût appefantie für ce reproché de fes bienfaits:

Si bene quid de te merui, fuit aut tibi quidquam
Dulce meum (a).

il n'y auroit plus de délicateffe.

Qu'à ces vers charmants de Lafontaine, Les tourterelles fe fuyoient;

Plus d'amour › partant plus de joie.

qu'à mille traits pareils femés dans fes écrits on ajoute, on change quelque chofe; ce n'eft plus la même naïveté. Que dans ces vers d'une épitre que tout le monde fait par cœur : Contente d'un mauvais foupé,

Que tu changeois en ambrofie,
Tu te livrois, dans ta folie,
A l'amant heureux & trompé
Qui t'avoit confacré fa vie.

que le Poête, dis-je, au lieu d'indiquer fenlement ce foupé que l'on voit fans qu'il le décrive, en eût fait le détail; qu'il eût appuyé fur le fens de ces deux mots, heureux & trompé qui difent tant de chofes; fon ftyle n'auroit plus cette légéreté que nous peint l'image de Fabeille.

Bouhours trouve délicat cet éloge que Mar

(a). Si j'ai fait pour vous quelque chofe »

Si quelqu'un de mes dons put jamais vous flatter,

tial fait de Trajan: « Si les anciens Peres de » la République revenoient des champs élisées » Camille, le généreux défenfeur de la liberté » romaine, feroit gloire de vous fervir; Fabrice » recevroit l'or que vous lui préfenteriez; Brutus » feroit bien aife de vous avoir pour chef & pour » maître le cruel Silla vous remettroit le com; » mandement dès qu'il voudroit s'en défaire ;

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Pompée & Céfar vous aimeroient & feroient » contents d'être hommes privés; Craffus vous » donneroit tous fes tréfors; enfin, Caton même >> embrafferoit le parti de Céfar.. Si ceft là de la délicateffe, je ne fai plus ce qui n'en eft pas. Quelle comparaifon de ces louanges avec celles que Defpréaux donnoit à Louis XIV, & fut-tout avec les plaintes de la Molleffe dans le Lutrin!

Hélas qu'eft devenu ce temps, cet heureux temps «
Où les Rois s'honoroient du nom de fainéants?

La délicateffe annonce dans l'ame une fenfibilité craintive & qui ménage celle d'autrui ; la fineffe fuppofe une vue à laquelle rien n'échappe, & l'envie d'échapper à celles des autres ou d'éprouver leur fagacité. La délicateffe eft la fineffe du fentiment; la fineffe eft la délicateffe de l'efprit. Virgile dit, pour exprimer la reffemblance de deux jumeaux:

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Simillima proles,

Indiscreta fuis, gratufque parentibus error. (a)

& pour peindre les agaceries d'une bergere, Malo me Galathea petit, lafciva, puella,

Et fugit ad falices; & fe cupit ante videri. (b) Voilà des circonftances finement faifies; mais cette fineffe eft en fentiment

celle-ci eft en efprit.

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au lieu

que

Va, fuis te montrer que je crains
C'eft te dire affez que je t'aime.

La délicateffe eft toujours bien reçue à la place de la fineffe; mais la fineffe à la place de la délicateffe , manque de naturel & refroidit le ftyle: c'eft le défaut dominant d'Ovide.

La légéreté ne fait qu'effleurer la surface des chofes fon nom peint fon caractere; la nommer c'eft la définir.

La gravité du style eft la maniere dont par je un homme profondément occupé de grands intérêts ou de grandes chofes : tout ce qui ref femble à l'amufement, à la diffipation, au foin

(a), Leurs parens s'y trompent eux mêmes, Et fe plaifent à s'y tromper.

(b) La vive & tendre Galathée me jette une pomme ↳ & s'enfuit, & fe cache parmi les Saules, & veut être apperçue avant de fe cacher.

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