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nature même ; la Poéfie compofe des ames, comme la Peinture imagine des corps. C'eft un affemblage de traits pris çà & là de différents modeles, & dont l'accord fait la vraisem-blance. Les personnages ainfi formés, elle les oppose & les met en action: action plus vive, plus touchante que la Peinture ne peut l'exprimer, action variée dans fon unité, foutenue dans fa durée, & fans ceffe animée dans fes progrès par des obftacles & des combats..

La Poéfie en récit n'avoit que les fignes arbitraires de la parole; il lui manquoit. ce degré de vérité qui feul affecte le plus grand nombre. Qu'a-t-elle fait ? elle a imaginé de donner à fon imitation, tous les dehors de la réalité delà le genre dramatique, où tout n'eft pas illufion comme dans un tableau, où tout n'eft pas vrai comme dans la nature; mais. où le mélange de la fiction & de la vérité produit cette illufion tempérée qui fait le charme de nos fpectacles. Il eft faux que l'Adrice que je vois pleurer & que j'entends gémir foit Ariane; mais il eft vrai qu'elle pleure & gémit: mes. yeux & mes oreilles ne font point trompés; tout ce qui les frappe eft réel: l'illufion n'eft dans ma pensée. Tel eft l'art de la Poéfie dramatique, le plus féduifant & le plus ingénieux. de tous les arts. d'imitation..

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que:

L'illufion de la Poéfie n'eft pas toujours fou tenue par le preftige de l'action théâtrale : c'eft un fecours qui lui vient du dehors, & dont elle a dû pouvoir fe paffer: elle étoit même au comble de fa gloire avant que de l'avoir acquis; mais ce fut au foin qu'elle prit de féduire & de captiver un autre fens que celui de la vue F'oreille, ce Juge délicat & fenfible, qu'elle dur fes premiers fuccès. A l'expreffion du fentiment & des images elle voulut joindre l'expreffion de la voix & non-feulement émouvoir l'ame par l'éloquence du fentiment & le coloris des images, mais enchanter l'oreille elle-même par la beauté phyfique des fons. La premiere de ces expreffions lui tenoit lieu des couleurs de la Peinture; la feconde, fi elle eut été complete, y eût ajouté les accens de la Mufique : & c'eft alors que la Poéfie eût merité d'être appellée le langage des Dieux.

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Cette réunion de la Mufique & de la Peinture nous donne l'idée de la Poéfie telle que les Grecs avoit ofé la concevoir. Ce peuple doué d'un goût exquis dans la recherche de tou tes les voluptés de l'ame ce peuple qui dans tous les Arts dont les Chefs-d'œuvre ont pu, fe conferver, nous a laiffé des modeles par faits, & qui vraisemblablement n'excelloit pas

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moins dans les Arts dont le temps a détruit les
monuments fragiles, ce peuple ingénieux en
tout s'étoit fait comme par inftinct, une lan-
gue à la fois harmonieufe & imitative, dont
les fons, les nombres, les accens donnoient
aux mots le caractere des chofes & difpo-
foient l'ame par l'émotion de l'oreille, à rece-
voir plus vivement l'impreffion de l'image
du fentiment qui lui étoit tranfmis.

Graiis ingenium, Graiis dedit ore rotundo
Mufa loqui, præter laudem nullius avaris.

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ou

Les Latins imiterent les Grecs en cela comme en toutes choses; mais leur Langue moins flexible, moins mélodieufe que celle des Grecs, ne put donner à leurs vers la même expreffion muficale; & quel doit être le charme des vers d'Homere, s'ils font plus harmonieux que ceux de Virgile!

Les Langues modernes, dans leur naiffance n'avoient confulté ni la nature pour la peindre, ni les Langues anciennes pour les imiter. Elles fe font polies avec l'efprit & les mœurs des peuples; elles ont acquis de la foupleffe, de la rondeur & du liant ; mais elles n'ont rien gagné du côté des accens, & peu de chose du côte du nombre..

Les grands objets de la Poéfie moderne, ce

Horat.

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qui met le Taffe, l'Ariofte, Milton, Corneille, Racine, la Fontaine, à côté, quelquefois au deffus des Poêtes anciens, c'eft le deffein, le coloris, l'ordonnance, la fierté mâle des grandes. touches', la délicateffe des touches légeres l'harmonie de l'ensemble & le précieux des détails, en un mot, la partie de la Peinture, à laquelle toutes les Langues peuvent fuffire parce que dès leur naiffance, elles font toutes figurées. Mais la partie muficale de la Poéfie ancienne eft perdue, & tout ce que le goût & le génie ont fait pour y fuppléer ne nous en a donné que l'ombre..

La Poéfie s'eft donc éloignée d'âge en âge de cette inftitution primitive, qui en avoit fait un composé de l'expreffion de la Peinture & de celle de la Mufique ; mais peut-être auroit-elle encore quelque moyen de s'en rapprocher, & l'on verra que je fuis bien loin de vouloirqu'elle y renonce. Je dis feulement que ce qu'on appelle aujourd'hui l'harmonie de nos. vers, ne merite pas d'être regardé comme une partie effentielle de la Poéfie; & qu'en la fuppofant réduite au même langage que l'Eloquenelle ne laifferoit pas d'être encore le plus. ingénieux, le plus touchant, le plus enchan-teur de tous les arts..

ce,

Platon décide que « celui qui ne connoît pas le rithme ne peut être appellé ni Muficien » ni Poête »; & je conviens que le rithme eft effentiel à la Paéfie; mais ce n'est pas celui du vers, & l'on fait que la profe a le fien.

La Poéfie eft une Peinture qui parle, ou, fi l'on veut, un langage qui peint. Le comble de l'Art feroit de peindre en même temps à l'efprit & à l'oreille; mais fi, réduite à peindre à l'efprit, elle y excelle n'eft-ce point affez? L'harmonie muficale y mêloit fans doute un nouyeau charme, & les Anciens avoient raifon de s'y appliquer avec tant de foin; car l'esprit eftbien indulgent quand l'oreille eft une fois gagnée: que de chofes foibles & communes font embellies par des vers harmonieux ! Voyez les Géor giques de Virgile. Mais fi la beauté des tableaux que la Poéfie retrace à l'imagination, fi les traits pathétiques dont elle pénetre l'ame, la dispensent de s'attacher à produire ces effets qui enchantent l'oreille, changera-t-elle de nature en négligeant l'un de fes moyens ? Suppofons que les belles. fcenes d'Euripide & de Sophocle, que les morceaux fublimes d'Homere & de Milton n'aient jamais été qu'en profe éloquente &harmonieuse ; qui ofera dire que ce n'eft point de la Poéfie; que les hommes de génie qui ont fi bien peint

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