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Virgile.

Furor impius intùs,

Sæva fedens fuper arma, & centum vinitus ahenis
Poft tergum nodis, fremet horridus ore cruento.

Rubens lui-même auroit-il mieux peint la
Discorde enchaînée dans le temple de Janus?

La Peinture faifit fon objet en action, mais ne le préfente jamais qu'en repos. En exprimant ces vers de Virgile:

Illa vel intactæ fegetis per fumma volaret
Gramina nec teneras curfu læfiffet ariftas (a).

le Peintre représentera Camille élancée fur la
pointe des épis, mais immobile dans cette atti-
tude; au lieu qu'en Poéfie l'imitation eft progref-
five & auffi rapide que l'action même. La Poé-
fie n'eft donc plus le tableau, mais le miroir
de la Nature.

Dans un miroir les objets fe fuccedent & s'effacent l'un l'autre ; la Poéfie eft comme un fleuve qui ferpente dans les campagnes, & qui dans fon cours répete à la fois tous les objets répandus fur fes bords. Il y a plus : cet espace que parcourt la Poéfie eft dans l'étendue fucceffive comme dans l'étendue permanente: ainfi le même vers préfente à l'efprit deux images in

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2) De la moiffon Camille effleuroit la furface, Sans que le foible épi s'inclinât fous fes pas.

Compatibles, les étoiles & l'aurore

& le paffé.

le préfent

Jamque rubefcebat ftellis aurora fugatis ( a ).

Dans les exemples du tableau, du miroir & du fleuve, on ne voit qu'une furface; la Poéfie tourne autour de fon objet comme la Sculpture, & le préfente dans tous les fens.

Elle fait plus que répéter l'image & l'action des objets; cette imitation fidelle & fervile ; quelque talent, quelque foin qu'elle exige, eft fa partie la moins eftimable. La Poéfie invente & compofe; elle choifit & place fes modeles, arrange & combine elle-même tous les traits dont elle a fait choix ofe corriger la Nature dans les détails & dans l'ensemble donne de la vie & de l'ame aux corps, une forme & des couleurs aux penfées, étend les limites des cho fes & fe fait un nouvel univers.

Dans cette maniere de feindre & de compofer, la Peinture a effayé de la fuivre, mais elle n'a pu la fuivre que de loin, & dans ce qu'elle a de plus facile: car ce n'eft point dans le phyfique, mais dans le moral, qu'il est malaifé de réaliser les poffibles, & d'imiter par la fiction ce qui n'eft pas, comme s'il étoit : Non

(4) La pourpre de l'Aurore effaçoit les étoiles

Jul. Scal. folum quæ effent, verumtamen quæ non effent,

quafi effent.

L'objet des Arts eft infini en lui-même : il n'eft borné que par leurs moyens. Le modele univerfel, la Nature eft préfent à tous les Artiftes; mais le Peintre qui n'a que des couleurs ne peut en imiter que ce qui tombe fous le fens de la vue; le pinceau de Vernet ne rendra jamais dans une tempête, Clamorque virum ftridorque rudentum (a).

Boucher peindra Venus se dérobant aux yeux d'Énée ; mais il n'exprimera que bien confu

fément :

Ambrofiæque come divinum vertice odorem
Spiravere (b).

De même le Muficien qui n'a que des fons, ne peut rendre que ce qui affecte le fens de l'ouie, & pour former ce tableau des effets de la lyre d'Orphée,

At cantu commota Erebi de fedibus imis >
Umbræ ibant tenues (c).

(a) Le cri des matelots & le bruit des cordages,
(b) Et fes cheveux flotans, arrofés d'ambroisie,
En répandent au loin le célefte parfum.
(c) De l'Erebe à fa voix les ombres fugitives,
Ont quitté leur afyle & volent fur fes pas.

l'harmonie appellera la danfe & la peinture à fon fecours, comme dans nos fpectacles lyriques. Il eft vrai que chacun de ces Arts exprime. fon objet plus vivement que ne fait la Poéfie, par la raison que les fignes, naturels qu'ils emploient ressemblent à ce qu'ils imitent; au lieu que le rapport des fignes de la Poéfie avec ce qu'ils nous rappellent, eft tout fictif & de convention. Mais cet équivalent univerfel des fignes des Arts, la parole, fait au commun des hommes, affez d'illufion, pour les émouvoir au même degré que le fouvenir le plus fidele, & pour reproduire aux yeux de l'ame l'univers phyfique & moral

Cependant, ni les objets de tous les fens ne font également favorables à cette peinture intel lectuelle, comme je: l'obferverai à propos des: images, ni toutes les langues n'ont la même faculté de renouveller dans l'ame les impreffions de tous les fens. Plus, une langue a de fignes diftincts pour les idées & les rapports des idées, plus. elle eft, favorable à l'éloquence, à la Philcfophie,, à tout ce qui parle, à l'efprit: plus une langue abonde en termes figurés, nombreux & fonores, plus elle eft favorable à la Paéfie. I eft encore une expreffion auffi fimple que celle des idées, auffi vive que celle des images, & qui dans l'éloquence & la Poéfie peut donner à

une langue fur les autres langues un avantage prodigieux : c'eft l'expreffion du fentiment. Plus elle eft abondante, & graduée en nuances dif tinctes & délicatement faifies, plus il eft facile au Poête de peindre les émotions & les penchans dont elle marque les degrés. Concluons que toutes les langues ne font pas également Poétiques, & que la Poéfie elle-même, qui s'étend fi loin au delà des limites de tous les arts, eft enfermée comme eux encore dans des bornes plus ou moins étroites, felon que la angue où elle s'exerce la favorife ou la contraint. Mais quelque gênée qu'elle foit, ni aucun des arts, ni tous les arts ensemble n'imiteront ce qu'elle exprime.

Elle feule penetre au fond de l'ame & en expose à nos yeux les replis. Ni les douces gradations du fentiment, ni les violents accès de a paffion ne lui, échappent. Le degré d'élévation & de fenfibilité, d'énergie & de reffort, de chaleur & d'activité qui varię & diftingue les caracteres à l'infini, toutes ces qualités, dis-je, & les qualités oppofées font exprimées par la Poéfie. La même vertu, le même vice a mille nuances dans la nature; la Poéfie a mille cou leurs pour diftinguer toutes ces nuances. C'eft peu d'être auffi variée, auffi féconde que la

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