Après avoir bien connu les principes de l'Aft & les facultés qu'il exige, il faut s'étudier, fe confulter foi-même. Si l'imagination se frappe, fi le cœur s'affecte aisément, s'il y a de l'une à l'autre une correspondance mutuelle & rapide; fi l'oreille a pour le nombre & l'harmonie unë délicate fenfibilité; fi l'on eft vivement touché de la beauté de la Poefie; fi l'ame échauffée à la vue des grands modeles fe fent élever audeffus d'elle-même par une noble émulation; fi, dès qu'on a conçu l'idée effentielle & pris mitive d'un fujet, on la voit au dedans de foimême se développer, fe colorer s'animer & devenir féconde; fi l'on éprouve ce befoin cette impatience de produire qui vient de l'abondance & de la fermentation des efprits; fi l'on faifit facilement le rapport des idées abf traites avec les objets fenfibles dont elles peuvens revêtir les couleurs, ou plutôt fi ces idées naiffent dans l'efprit revêtues de ces images; fi les objets se préfentent d'eux-mêmes fous la face la plus intéreffante, la plus favorable à la peinture; on peut fe croire né Poête & fe livrer aux études relatives à ce talent.

Vida. Huic Mufæ indulgent omnes, hunc pofcit Apollo (a):

(a) C'est lui que les Mufes careffent

C'est lui que demande Apollon.

A moins de ces difpofitions naturelles, on fera peut-être des vers pleins d'efprit, mais dénués de poéfie.

A l'étude de ces moyens perfonnels doit fuccéder celle des moyens étrangers. L'inftrument de la Poéfie, c'est la langue; & fi tout homme qui fe mêle d'écrire doit commencer par bien connoître les principes, le génie & les ressources de la langue dans laquelle il écrit, cette connoiffance eft encore plus effentielle au Poête, dans les mains duquel la langue doit avoir la docilité de la cire, à prendre la forme qu'il veur lui donner. Les variations, les nuances du ftyle font infinies, & leurs degrés inaprétiables. Le goût, ce fentiment délicat de ce qui doit plaire ou deplaire, eft feul capable de les faifir. Or le goût ne s'enfeigne point; il s'acquiert par l'ufage fréquent du monde, par l'é tude affidue & méditée du petit nombre des bons Écrivains encore fuppofe-t-il une fineffe de perceptions qui n'eft pas donnée à tous les hommes. Je tâcherai dans la fuite de développer, autant qu'il eft en moi, le méchanifme du ftyle, & d'indiquer ce qu'il a de relatif à l'efprit, au fentiment, à l'oreille; mais je préviens que fans le talent, ces fpéculations ne peuvent faire qu'un ftérile & foible Écrivain,

Un Peintre doit connoître fes couleurs ; mais favoir les broyer, ce n'eft pas favoir peindre.

La Nature fournit les matériaux de la Poéfie : c'eft donc la Nature qu'il faut étudier ; & l'objet le plus intéreffant qu'elle préfente à l'homme c'eft l'homme même. Mais dans l'homme il y a l'étude de la Nature, celle de l'habitude, celle de l'habitude & de la Nature combinées, ou, fi l'on veut, de la Nature modifiée les mœurs.

par

Le premier foin du Peintre, dans fes études, eft de chercher les modeles dans lefquels les proportions, les formes, les contours les mouve mens, les attitudes foient tels que les donne la Nature, avant que l'habitude en altere la pureté. Le même foin doit occuper le Poête. Il eft comme impoffible que dans l'homme en fociété le naturel foit pur & fans mélange; mais peutêtre, avec un efprit jufte & capable de réflexion, n'eft-il pas auffi mal-aifé qu'il le femble, de diftinguer en foi-même & dans fes pareils ce que le naturel y produit, de ce que la culture y transplante. Le foin de fa vie & de fa défenfe, de fon repos & de fa liberté, le reffentiment du bien & du mal, les retours d'affection & de haine, les liens du fang & ceux de l'amour, la bienfaisance, la douce pitié, la jaloufie & la vengeance, la répugnance à obéir & le defir de

dominer, tout cela fe voit dans l'homme inculte bien mieux qué dans l'homme civilifé. Or plus ces formes primitives feront fenties fous le voile bizarrement varié de l'éducation & de l'habitude ; plus ces mouvemens libres & naturels s'obferveront à travers la gêne où les retiennent le manege des bienséances, & l'esclavage des préju gés, plus l'effet de l'imitation fera infaillible: car la Nature eft au dedans de nous-mêmes avide de tout ce qui lui reffemble, & empref fée à le faifir. Voyez dans nos fpectacles avec quels tranfports elle applaudit un trait qui la décele & qui l'exprime vivement. Si donc le Poête me demande; où il doit chercher la Na ture pour la confulter? Je lui répondrai: En vous-même. Nofce te ipfum. « C'est moi que

j'étudie quand je veux connoître les autres, » difoit M. de Fontenelle »; & fous combien de faces Montagne nous peint, tous tant que nous fommes, en ne nous parlant que de lui!

C'eft peu d'avoir étudié dans l'homme moral ce que les Peintres appellent le nu; il faut s'inftruire des différens modes que l'inftitution a pu donner à la Nature, felon les lieux & les temps: Prendendo la Poëfia ogni fua luce de Castel'hiftoria.... Senfa la quale la Poëfia carmina in ofcuriffime ¿enebré.

vetro

«Celui qui fait ce qu'on doit à fa patrie; >> à fes amis à fes parents; quels font les » droits de l'hofpitalité, les devoirs d'un Sé»›nateur & d'un Juge, les fonctions d'un Gé»néral d'armée; celui-là ( dit Horace ) eft » en état de donner à fes perfonnages le ca→ »ractere qui leur convient ». Horace parloit des mœurs Romaines; mais combien de nuances à obferver dans la peinture des mêmes caracteres pris en divers climats ou dans des fiecles différens ? C'eft là ce qu'un Poête doit recueillir en parcourant les annales du monde. Le culte, les loix la difcipline, les opinions, jes ufages, les diverfes formes de gouvernement, l'influence des mœurs fur les loix des loix fur le fort des empires en un mot la conftitution phyfique, morale & politique des divers peuples de la terre, & tout ce qui dans l'homme eft naturel ou factice, de naiffance ou d'inftitution doit entrer effentiellement dans le plan des études du Poête : travail immenfe, mais d'où réfulte cette idée univerfelle qui, felon Gravina, eft la mere de la fiction comme la Nature eft la mere de la vérité.

Encore cette théorie feroit-elle infuffifante fans l'étude pratique des mœurs. Le Peintre le