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fleuves, les campagnes, les moiffons, les fleurs & les fruits ont eu leurs divinités particulieres. Au lieu de chercher, par exemple, comment la foudre s'allumoit dans la nue, & d'où venoient les vagues d'air dont l'impulfion bouleverfe les flots, on a dit qu'il y avoit un dieuqui lançoit le tonnerre, un dieu qui déchaînoit les vents, un dieu qui foulevoit les mers. Cette Phyfique, peu fatisfaifante la raifon flattoit le peuple amoureux des prodiges; auffi fut-elle érigée en culte, & après avoir perdu fon autorité, elle conferve encore tous fes charmes.

pour

La Morale eut fon merveilleux comme la Phyfique, & le feul dogme des peines & des récompenfes dans l'autre vie, donna naiffance à une foule de nouvelles divinités. Il avoit déja fallu conftruire au delà des limites de la Nature, un palais pour les dieux des vivants; on affigna de même un empire aux dieux des morts, & des demeures aux manes. Les dieux du ciel & les dieux des enfers n'étoient que des hommes plus grands que nature; leur féjour ne pouvoit être auffi qu'une image des lieux. que nous habitons. On eut beau vouloir varier;. le ciel & l'enfer n'offrirent jamais que ce qu'on voyoit fur la terre. L'Olimpe fut un palais

radieux, le Tartare un cachot profond, l'Élifée

un campagne riante.

Largior hic campos æther & lumine veftit
Purpuero; folemque fuum, fua fidera norunt.
(Énéid. L. 6.)

Le ciel fut embelli par une volupté pure & par une paix inaltérable. Des concerts, des feftins, (a) des amours, tout ce qui flatte les fens de l'homme fut le partage des immortels. Le calme & l'innocence habiterent l'afyle des ombres heureuses. Les fupplices de toute espece furent infligés aux manes criminels, mais avec peu d'équité, ce me femble, par les Poêtes mêmes les plus judicieux. La fiction n'en fut pas moins reçue & révérée; & le Tartare fut l'effroi des méchants, comme l'Élifée étoit l'espoir des juftes.

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Un avantage moins férieux que la Philofophie tira de ce nouveau fyftême, fut de rendre senfibles les idées abftraites, dont elle fit encore

(a) Lorfque Platon veut nous peindre les plaifirs célestes dont jouiffent les ames, avant de tomber ici bas dans les corps, elles fuivent, dit-il, le char de Jupiter lorfqu'il fe rend au banquet des dieux, & fur leur route font dreffées des tables où l'ambroifie & le nectar abondent.

des légions de divinités. La Métaphysique se jeta dans la fiction comme la Phyfique & comme la Morale. Les vices, les vertus, les paffions humaines ne furent plus des notions vagues. La fageffe, la juftice, la vérité, l'amitié, la paix, la concorde, tous ces biens & les maux oppofés; la beauté, cette collection de tant de traits & de nuances; les graces, ces perceptions fi délicates fi fugitives; le temps même, cette abstraction que l'efprit fe fatigue vainement à concevoir, & qu'il ne peut se réfoudre à ne pas comprendre; toutes ces idées factices & compofées de notions primitives, qu'on a tant de peine à réunir en une seule perception, tout cela, dis-je, fut personnifié. Un merveilleux qui faifoit tomber fous les fens, ce qui même eût échappé à l'intelligence la plus fubtile, ne pouvoit manquer de faifir, de captiver l'efprit humain on ne connut bientôt plus d'autres idées que ces images allégoriques. Toutes les affections de l'ame, prefque toutes fes perceptions, prirent une forme fenfible: l'homme fit des hommes de tout on diftingua les idées métaphyfiques aux traits du vifage, & chacune d'elles eut un fymbole au lieu d'une défi

nition.

Mais pour réunir plufieurs idées. fous une feule image, on fut fouvent obligé de former

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des compofés monstrueux, à l'exemple de la Nature, dont les écarts furent pris pour modeles. On lui voyoit confondre quelquefois dans fes productions les formes & les facultés des efpeces différentes, & en imitant ce mélange on rendoit fenfible au premier coup d'œil les rapports de plufieurs idées : c'eft du moins ainfi que les favans ont expliqué ces peintures fymboliques. Il eft à préfumer en effet que les premiers hommes qui ont dompté les chevaux ont donné l'idée des Centaures les hommes Sauvages l'idée des Satyres, les Plongeurs l'idée des Tritons, &c. Comme allégorie, ce genre de fiction a donc fa jufteffe & fa vraisemblance. Il a auffi fes difficultés, & l'imagination n'y eft point affranchie de la régle des proportions & de l'ensemble. Il a fallu que dans l'affemblage monftrueux de deux efpeces, chacune d'elles eût fa beauté, fa régularité fpécifique, & formât de plus avec l'autre un tout que l'imagination peut réalifer, fans déranger les loix du mouvement & les procédés de la Nature. Il a fallu proportionner les mobiles aux maffes, & les fupports aux fardeaux que dans le Centaure les épaules de 1homme fuffent en proportion avec la croupe du cheval; dans les Sirenes, le dos du poiffon avec le buste de la femme; dans le Sphinx, les ailes & les ferres

de l'aigle avec la tête de la femme & avec le corps du lion; mais cela regarde la Sculpture & la Peinture bien plus que la Pofie. Comme celleci ne fait qu'indiquer les traits du compofé phyfique, le foin de les lier de les accorder

l'intéreffe moins.

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Ce monftre à voix humaine, aigle, femme & lion.

Voilà comme elle deffine le Sphinx; c'eft au pinceau, c'eft au cifeau de former de ces traits détachés un tout harmonieux & d'accord avec lui-même.

Revenons au systême universel du merveilleux. On vient de voir toute la Philofophie animée par la fiction, & l'Univers peuplé d'une multitude innombrable d'êtres, d'une nature analogue à celle de l'homme. Rien de plus favorable aux Arts, & fur-tout à la Poéfie. La Mythologie, fous ce point de vue, eft l'invention la plus ingénieuse de l'efprit humain.

Mais il eût fallu que le fyftême en fût compofé par un feul homme, ou du moins fur un plan fuivi. Formé de pieces prifes çà & là, & qu'on n'a pas même eu foin d'ajufter l'une l'autre, il ne pouvoit manquer d'être rempli de difparates & d'inconféquences, & cela n'a pas empêché qu'il n'ait fait les délices des peuples, V

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