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Il en eft de même du lecteur frappé d'un tableau pathétique: il oublie qu'il ait des fens. Malherbe a ofé dire des Rois :

Et dans ces grands tombeaux, où leurs ames hautaines Font encore les vaines,

Ils font rongés des vers.

Racine n'a pas craint de nous préfenter

Un horrible mêlange,

D'os & de chairs meurtris & traînés dans la fange.

& notre délicateffe n'en eft point offenfée, parce qu'un fentiment plus fort nous domine dans ce

moment.

C'eft donc fur-tout dans les morceaux tranquilles, ou dans les peintures qui ne doivent caufer qu'une legere émotion, qu'il faut ménager notre délicateffe & imiter Achille, qui rendant le cadavre d'Hector à son pere, fait jetter un voile fur ce corps déchiré.

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L'intention du Poête doit être d'attacher l'ame, de l'entretenir dans une illusion qui lui plaife; de ne pas l'épuifer fur le même fentiment mais de la réveiller fans ceffe par des émotion variées ; de lui ménager des repos après de violentes fecouffes, & de lui faire fouhaiter que l'efpece de délire où elle est plongée, ne finiffe qu'au moment où lui-même Tome I. R

il fe propose de finir. Voilà toutes les regles de la compofition. Le fuccès de l'art eft complet quand l'intention du Poête eft remplie.

Je développerai cette méthode en l'appliquant aux divers genres de Poêfie. Je reviens au choix des objets, & aux rapports qui le déterminent.

Ce que Lucrece a dit du fpectacle d'une tempête doit s'entendre de tous les tableaux que la Poéfie nous préfente.

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Lorfque la peinture d'un payfage riant & paifible vous caufe une douce émotion, une rêverie agréable confultez - vous & vous trouverez que dans ce moment Vous Vous fuppofez affis au pied de cet hêtre, au bord de ce ruiffeau, fur cette herbe tendre & fleurie au milieu de ces troupeaux, qui de retour le foir au village, vous donneront un lait délicieux. Si ce n'eft pas vous, c'eft un de vos femblables que vous croyez voir dans cet état fortuné; mais fon bonheur eft fi près de vous qu'il dépend de vous d'en jouir, & cette pensée eft pour vous ce qu'eft pour l'avare la vue de fon or, l'équivalent de la jouiffance. Mais à ce tableau que vous préfente la Nature, le Poête fait qu'il manque quelque chofe. Il place une Bergere au bord du ruiffeau, il la

fait jeune & jolie; ni trop négligée, de peur de bleffer votre délicateffe, ni trop parée, de peur de détruire votre illufion. Il lui donne un air fimple & naïf, car il fait que vous aimez à trouver un cœur facile à féduire; il lui donne une voix touchante, organe d'une ame sensible, & il la peint fe mirant dans l'eau & mêlant des fleurs à fes cheveux; comme pour vous annoncer qu'elle a ce defir de plaire qui fuppofe le befoin d'aimer. S'il veut rendre le tableau plus piquant il placera non loin d'elle un boccage fombre où vous croirez qu'il eft facile de l'attirer. Il feindra même qu'un Berger l'y appelle vous le verrez entre les arbres le feu du defir dans les yeux; & un mouvement confus de jaloufie fe mêlera, fi elle lui fourit, au fentiment qu'elle vous infpire.

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Je fuppofe au contraire que le Poête veuille vous causer une fombre mélancolie; c'est un défert qu'il vous peindra. Le bruit d'un torrent qui fe précipite fur des rochers, & qui va dormir dans des gouffres, trouble feul dans ce lieu fauvage le filence de la Nature. Vous y voyez des chênes brifés par la foudre, mais que la hache a refpectés; des montagnes couronnées de frimats terminent l'horison; de tous les oifeaux, l'aigle feul ofe y dépofer les fruits

de fes amours. Il vole tenant dans fes griffes un tendre agneau enlevé à fa mere, & dont le bêlement timide fe fait entendre dans les airs; cependant l'aigle aux ailes étendues arrive joyeux de fa proie, il la dépouille, la déchire & la partage à fes petits. Plus bas, la lionne allaite les fiens, & dans les yeux de cette bête féroce l'amour maternel fe peint avec douceur. Ces deux actions toutes fimples, concourent avec l'image du lieu à exciter dans l'ame cette crainte que les enfans aiment fi fort à éprouver, & dont l'homme, qui eft toujours enfant par le cœur, ne dédaigne pas de jouir encore.

Le defir d'être auprès de la Bergere vous attachoit au premier tableau, le plaifir fecret de n'être pas au bord de ce torrent, au pied de ces rochers, parmi ces animaux terribles, vous attache au fecond: car il n'eft pas moins doux de contempler les maux dont on eft exempt, que de voir les biens dont on peut jouir.

A préfent, de ces deux tableaux, quel eft celui de la belle Nature? Tous les deux, me dira-t-on. J'entends: le défert eft un beau défert; le paysage, un beau paysage. Et lorfqu'on lit dans Homere, que le Prêtre d'Apollon à qui les Grecs avoient refufé de rendre fa

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fille, s'en alloit en filence le long du rivage de la mer, dont les flots faifoient un grand bruit; à la fenfation profonde que fait le vague de ce tableau, l'on dira, que ce rivage eft un beau rivage, que cette mer eft une belle Mais écartez l'image de ce pere affligé

qui s'en alloit en filence, le refte du tableau n'eft plus rien. Il eft donc vrai qu'en Poéfie rien n'eft beau que par les rapports des détails avec les détails, & de l'enfemble avec nousmêmes.

D'où vient que la Nature embellie dans la réalité devient fi souvent infipide à l'imitation ? d'où vient que la Nature inculte & brute nous enchante dans l'imitation & nous déplaît dans la réalité? Que l'on repréfente, foit en Peinture, foit en Poéfie, ce palais dont vous admirez la fymétrie & la magnificence, il ne vous cause aucune émotion qu'on vous retrace les ruines d'un vieil édifice, vous êtes faifi d'un fentiment confus que vous chériffez, fans même en démêler la caufe. Pourquoi cela? Pourquoi ? c'eft que l'un de ces tableaux eft pathétique & que l'autre ne l'eft pas; que celui-ci ne réveille en Vous aucune idée qui vous émeuve, & que celui-là tient à des chofes qui vous donnent à

"

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