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nace, & la docilité la plus prompte à reproduire ce qu'il a reçu. Quand l'imagination ne fait que retracer les objets qui ont frappé les fens, elle ne differe de la mémoire que par la vivacité des couleurs. Quand de laffemblage des traits que la mémoire a recueillis, l'imagination com-. pofe elle-même des tableaux dont lensemble n'a point de modele dans la Nature, elle devient créatrice & c'est alors qu'elle appartient au génie.

Il est peu d'hommes en qui la reminiscence des objets fenfibles ne devienne , par la réfle xion, par la contention de l'efprit, affez vive, affez détaillée pour fervir de modele à la Poéfie. Les enfans mêmes ont la faculté de fe faire. une image frappante, non-feulement de ce qu'ils ont vu, mais de ce qu'ils ont oui dire d'intéreffant, de pathétique. Tous les hommes paffionnés fe peignent avec chaleur les objets rela tifs au fentiment qui les occupe. La méditation dans le Poête peut opérer les mêmes effets: c'eft elle qui couve les idées & les difpofe à la fécondité; & quand il peint foiblement, vaguement confufément, c'eft le plus fouvent pour n'avoir pas donné à fon objet toute l'attention qu'il exige.

Vous avez à peindre un vaiffeau battu par

la tempête, & fur le point de faire naufrage. D'abord ce tableau ne fe préfente à votre penfée que dans un lointain qui l'efface; mais voulez-vous qu'il vous foit plus préfent? Parcourez des yeux de l'efprit les parties qui le compofent dans l'air, dans les eaux, dans le vaiffeau même ; voyez ce qui doit fe paffer. Dans l'air, des vents mutinés qui fe combattent, des nuages qui éclipfent le jour, qui fe choquent, qui fe confondent, & qui de leurs flancs fillonnés d'éclairs, vomiffent la foudre avec un bruit horrible. Dans les eaux, les vagues écumantes qui s'élevent jufqu'aux nues, des lames polies comme des glaces qui réfléchiffent les feux du ciel, des montagnes d'eau fufpendues fur les abîmes qui les féparent, ces abîmes où le vaiffeau paroît s'engloutir, & d'où il s'élance fur la cime des flots. Vers la terre, -des rochers aigus où la mer va fe briser en mugiffant, & qui préfentent aux yeux des Nochers les débris récents d'un naufrage, augure effrayant de leur fort. Dans le vaiffeau, les antennes qui fléchiffent fous l'effort des voiles, les mâts qui crient & fe rompent, les flancs même du vaiffeau qui gémiffent battus par les vagues, & menacent de s'entrouvir; un Pilote éperdu dont l'art épuisé fuccombe & fait place au défefpoir; des Matelots accablés d'un travail inutile, & qui fufpen

dus aux cordages, demandent au ciel avec des cris lamantables de feconder leurs derniers efforts; un héros qui les encourage & qui tâche, de leur in pirer la confiance qu'il n'a plus. Voulez-vous rendre ce tableau plus touchant & plus terrible encote? Suppofez dans le vaiffeau un. pere avec fon fils unique, des époux, des amans qui s'adorent, qui s'embraffent, & qui fe difent, nous allons périr. Il dépend de vous de faire de ce, vaiffeau le théâtre des paffions, & de mouvoir avec cette machine tous les refforts les plus puif fans de la terreur & de la pitié. Pour cela i n'eft pas besoin d'une imagination bien féconde; il fuffit de réfléchir aux circonftances d'une tempête, pour y trouver ce que je viens d'y voir. Il en eft de même de tous les tableaux dont les objets tombent fous les fens plus on y réfléchit, plus ils fe développent. It eft vrai qu'il faut avoir. le talent de rapprocher les circoustances, & de raffembler les détails qui font épars dans le fou-. venir; mais dans la contention de l'efprit la mémoire, rapporte comme d'elle-même ces matériaux qu'elle a recueillis ; & chacun peut fe convaincre, s'il veut s'en donner la peine, que, l'imagination dans le Phyfique eft un talent qu'on a fans le favoir.

Il arrive même, comme elle abonde, qu'on

en abuse quelquefois. C'eft manquer de goût que de vouloir tout peindre. Il eft des objets qu'il ne faut qu'indiquer ; & c'eft un art affez difficile que celui de rendre fon objet fenfible par des traits qui, quoique détachés, faffent l'impreffion de l'enfemble. Les Peintres emploient cette maniere pour les objets vus de loin; les Poêtes doivent l'employer dans le paffage d'un tableau à un autre, & dans les faits peu intéreffans fur lefquels l'efprit veut gliffer: j'observerai même en général que les peintures du Poête dans le phyfique ne font que des efquiffes que nous finiffons nous-mêmes en lifant.

Je ne confonds pas avec l'imagination un don plus précieux encore, celui de s'oublier foimême de fe mettre à la place du perfonnage que l'on veut peindre d'en revêtir le carac

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tére, d'en prendre les inclinations, les intérêts, les fentimens ; de le faire agir comme il agiroit, & de s'exprimer fous fon nom comme il s'exprimeroit lui-même. Ce talent de difpofer de foi differe autant de l'imagination que les affections intimes de l'ame different de l'impre fion faite fur les fens. Il veut être cultivé par le commerce des hommes , par l'étude de la

Nature & des modeles de l'Art: c'eft l'exercice de toute la vie, encore n'est-ce point affez. Il

fuppofe de plus une fenfibilité, une' foupleffè, une activité dans l'ame que la Nature feule peut donner. Il n'eft pas befoin, comme on le croit, d'avoir éprouvé les paffions pour les rendre mais il faut avoir dans le cœur ce principe d'activité qui en est le germe comme il eft celui du génie. Auffi entre mille Poêtes qui favent peindre ce qui frappe les yeux, à peine s'en trouve-t-il un qui fache développer ce qui fe paffe au fond de l'ame. La plupart connoiffent affez la Nature pour avoir imaginé, comme Racine, de faire exiger d'Orefte par Hermione qu'il immolât Pyrrhus à l'autel; mais quel autre qu'un homme de génie auroit conçu ce retour fi naturel & fi fublime ?

Pourquoi l'affaffiner qu'a-t-il fait à quel titre ?
Qui te l'a dit ?

les alarmes de Mérope fur le fort d'Egifte, fa
douleur, fon défespoir à la nouvelle de fa mort,
la révolution qui fe fait en elle en le reconnoif-
fant, font des mouvemens que la Nature indi-
que
à tout le monde; mais ce retour fi vrai,
fi pathétique,

» Barbare, il te refte une mere.

Je ferois mere encor fans toi, fans ta fureur.

cet égarement où l'excès du péril étouffe la crainte dans l'ame d'une mere éperdue

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