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,, teuse, reçoit le coup mortel, & demeuré comme enfeveli dans fon triomphe.,, Que ce foit par sentiment ou par choix que l'Orateur a peint cette mort imprévue par deux iambes & un fpondée, & qu'il a oppofé la rapidité de cette chûte comme ensěvěli, à la lenteur de cette image, dāns sōn trĭōmphě, où deux nazales fourdes retentiffent lugubrement; il n'eft pas poffible d'y méconnoître l'analogie des nombres avec les idées. Elle n'eft pas moins fenfible dans la peinture fuivante: "Au premier bruit de ce funefte accident, toutes les villes dé Judée furent émues, des ruiffeaux de larmes coulerent ›, des yeux de tous leurs habitants; ils furent quel,, que temps faifis, muets, immobiles: un effort ,, de douleur rompant enfin ce long & morne filence, d'une voix entrecoupée de fanglots, ,, que formoient dans leurs cœurs la trifteffe, la pitié, la crainte, ils s'écrierent: Comment eft mort cet homme puiffant qui fauvoit le peuple d'Ifraël? A ces cris Jérufalem redoubla fes pleurs; les voûtes du temple s'ébranlerent, le Jourdain fe troubla, & tous fes rivages ,, retentirent du fon de ces lugubres paroles : Comment eft mort cet homme puiffant? &c. Avec quel foin l'Orateur a coupé, comme par des foupirs, ces mots, faifis, muets, immobiles!

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Comme les deux dactyles renversés expriment bien l'impétufité de la douleur, & les deux fpondées qui les fuivent, l'effort qu'elle fait pour éclater! Comme la lenteur & la refonnance des fons rendent bien l'image de ce long & morne filence! Comme le dipyrriche & le dactyle fuivis d'un fpondée, peignent vivement les pleurs de Jérufalem! Comme le mouvement renverfé de l'iambe & du chorée dans s'ebrānlērent, est analogue à l'action qu'il exprime ! Combien plus frappante encore eft l'harmonie. imitative dans ces mots, "le Jourdain se troubla, & fes rivages retentirent du fon de ces lugubres paroles.,,

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Boffuet n'a pas donné une attention auffi férieufe au choix des nombres : fon harmonie eft

plutôt dans la coupe des périodes, brifées ou suspendues à propos, que dans la lenteur ou la rapidité des fyllabes; mais ce qu'il n'a presque jamais négligé dans les peintures majestueuses, c'est de donner des appuis à la voix fur des fyllabes fonores & fur des nombres imposants.

« Celui qui regne dans les cieux, & de qui "relevent tous les Empires, à qui feul appar"tient la gloire, la majefté, l'indépendance, » &c. » Qu'il eût placé l'indépendance avant la gloire & la majefté; que devenoit l'harmonie? «Il leur apprend (dit-il en parlant des Rois,)

il leur apprend leurs devoirs d'une maniere » fouveraine & digne de lui. » Qu'il eût dit feulement d'une maniere digne de lui, ou d'une maniere abfolue & digne de lui; l'expreffion perdoit fa gravité : c'eft le fon déployé fur la pénultième de fouveraine qui en fait la pompe.

«Si elle eut de la joie de régner fur une » grande nation (dit-il de la Reine d'Angle» terre,) c'est parce qu'elle pouvoit contenter » le defir immense qui fans ceffe la follicitoit à faire du bien.,, Retranchez l'épithete immenfe, fubftituez - y celle d'extrême, ou telle autre qui n'aura pas cette nazale volumineuse, l'expreffion ne peindra plus rien.

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Examinons du même Orateur le tableau qui termine l'oraison du grand Condé. “Nobles rejetons de tant de Rois lumieres de la ,, France, mais aujourd'hui obfcurcies & couvertes de votre douleur comme d'un nuage, venez voir le peu qui vous refte d'une fi augufte naiffance, de tant de grandeur, de tant de gloire. Jettez les yeux de toutes parts: voilà tout ce qu'a pu faire la magnificence & la piété pour honorer un héros. Des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n'eft plus; des figures qui femblent pleurer autour d'un tombeau, & de fragiles images d'une dou

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»leur que le temps emporte avec tout le refte; des » colonnes qui femblent vouloir porter jufqu'au » ciel le magnifique témoignage de votre » néant. » Quel exemple du ftyle harmonieux ! Obfcurcies & couvertes de votre douleur n'auroit peint qu'à l'imagination, comme d'un nuage rend le tableau fenfible à l'oreille. Boffuet pouvoit dire, les déplorables reftes d'une fi augufte naiffance; mais, pour exprimer fon idée, il ne lui falloit pas de grands fons: il a préféré le peu qui refte, & a réservé la pompe de l'harmonie pour la naiffance, la grandeur & la gloire, qu'il a fait contrafter avec ces foibles fons. La même oppofition fe fait sentir dans ces mots vaines marques de ce qui n'eft plus. Quoi de plus expreffif à l'oreille que ces figures qui femblent pleurer autour d'un tombeau ! C'eft la lenteur d'une pompe funebre. Et que l'on ne dife pas que le hafard produit ces effets: je découvre par-tout dans les bons Ecrivains les traces du fentiment ou de la réflexion: fi ce n'eft point l'art, c'eft le génie; car le génie eft l'inftinct des grands hommes. Il fuffit de lire ces paroles de Fléchier dans la peroraifon de Turenne : « Ce grand "Ce homme étendu fur fes propres trophées,

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ce

duquel fume

Il fuffit de

les lire à haute voix, pour fentir l'harmonie qui refulte de cette longue fuite de fyllabes triftement fonores, terminée tout-à-coup par ce dipyrriche, qui l'a frappe. Dans le même endroit, au lieu de la religion & de la patrie ēplőree, que l'on dife de la religion & de la patrie en pleurs, il n'y a plus aucune harmonie ; & cette différence fi fenfible pour l'oreille, dépend d'un dichorée fur lequel tombe la période : effet fingulier de ce nombre, dont on peut voir l'influence dans prefque tous les exemples que je viens de citer, & qui, dans notre langue, comme dans celle des Latins, conferve fur l'oreille le même empire qu'il exerçoit du temps de Cicéron. (a)

Je n'ai fait fentir jufqu'à préfent qu'une harmonie majestueufe & fombre, parce que j'en ai pris les modeles dans des difcours où tout refpire la douleur. Mais dans les momens tranquilles, dans la peinture des douces émotions de l'ame dans les tableaux naïfs & touchans, l'Éloquence françoise a mille exemples du pouvoir & du charme de l'harmonie. Lifez les difcours enchanteurs que le vénérable Maffillon adreffoit à un jeune Roi, vous verrez combien la mélodie des

(a) Filii temeritas comprobavit.

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