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ne peut l'avoir que dans une violente paffion, ou dans cette rêverie profonde qui approche des fonges du fommeil.

Écoutez Armide après le départ de Renaud

Traitre ! attends... Je le tiens. Je tiens fon cœur perfide.
Ah! je l'immole à ma ma fureur.

Que dis-je ? où fuis-je ? hélas ! infortunée Armide,
Où t'emporte une aveugle erreur ?

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C'est cette erreur où doit être plongée l'amé du Poête, ou du perfonnage qui emploie ces figures hardies & véhémentes, c'est elle qui en fait le naturel, la la vérité le pathétique : affectées de fang froid elles font ridicules plutôt que touchantes; & la raison en est, que pour croire entendre les morts, les abfents, les êtres muets, inanimés, ou pour croire en être entendu, pour le croire au moins confufément & au même degré qu'un bon Comédien croit être le perfonnage qu'il repréfente, il faut, comme lui, s'oublier. Unus enim idemque omnium finis perfuafio; & l'on ne perfuade lés autres qu'autant qu'on eft perfuadé foi-même. La regle conftante & invariable, pour l'emploi de ce qu'on appelle l'hypotypose, & la profopopée est donc l'apparence du délire hors delà plus de vraifemblance; & la preuve que celui qui emploie ces mouvemens du ftyle eft dans l'illufion, c'eft

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le gefte & le ton qu'il y met. Que l'inimitable Clairon déclame ees vers de Phedre:

Que diras-tu, mon pere, à ce récit horrible?
Je crois voir de tes mains tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un fupplice nouveau,
Toi-même de ton fang devenir le bourreau.

Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille.
Reconnois fa vengeance aux fureurs de ta fille.

Paction de Phedre fera la même que fi Minos étoit préfent. Qu'Andromaque en l'absence de Pyrrhus & d'Aftianax, leur adreffe tout-à-tour la parole

Roi barbare, faut-il que mon crime l'entraîne ?
Si je te hais, eft-il coupable de ma haine ?
T'a-t-il de tous les fiens reproché le trépas?
S'eft-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne fent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs fi je n'arrête
Le fer que le cruel tient levé fur ta tête.

L'Actrice, en parlant à Pyrrhus, aura l'air & le ton du reproche, comme fi Pyrrhus l'écoutoit: en parlant à fon fils, elle aura dans les yeux, & prefque dans le gefte, la même expreffion de tendreffe & d'effroi que fi elle tenoit cet enfant dans ses bras. On conçoit aisément pourquoi ces mouvemens, fi familiers dans le ftyle. dramatique, fe rencontrent fi rarement dans le récit de l'Épopée. Celui qui raconte fe

poffede, & tout ce qui reffemble à l'égarement ne peut lui convenir.

Mais il y a dans le dramatique un délirë tranquille comme un délire paffionné ; & la profonde rêverie produit, avec moins de chaleur & de véhémence, la même illufion que le tranfport. Un berger rêvant à fa bergere abfente, à l'ombre du hêtre qui leur fervoit d'afyle, au bord du ruiffeau dont le cryftal répéta cent fois leurs baifers, fur le même gazon que leurs pas légers fouloient à peine, & qui après les avoir vus fe difputer le prix de la course, les invitoit au doux repos; ce berger environné des témoins de fon amour, leur fait fes plaintes, & croit les entendre partager fes regrets; comme il a cru les voir partager fes plaifirs. Tout cela eft dans la nature. Voyez ces figures employées dans une Idile de Kleift, célebre Poête Allemand, que je vais effayer de traduire.

Elle fuit

un espace immense

Dérobe Thémire à mes yeux :
Ici même, ô cruelle absence!
Ici j'ai reçu fes adieux.

Viens - tu d'auprès d'elle, ô Zéphire
Oui fans doute elle t'attiroit.
Viens, approche, & que je refpire
Le fouffle qu'elle refpiroit.

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L'illufion va quelquefois plus loin: le berger fe tranfporte en idée aux lieux où l'on retient fa bergere; il lui reproche les plaifirs qu'elle goûte fans lui fe plaint, l'accufe & lui pardonne s'il peut obtenir fon retour.

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Tel eft ce délire de l'ame, l'un des plus grands charmes de la Poéfie lorfqu'il eft peint avec vérité.

Il me reste à parler du coloris & de l'harmonie, qualités qui enchantent l'ame & l'oreille, & par lesquelles tout s'embellit.

CHAPITRE V.

DU COLORIS OU DES IMAGES.

'EST un artifice de la Poéfie, de peindre

C'ES

une idée avec des couleurs étrangeres à fon objet, afin de rendre cet objet fenfible s'il ne l'eft pas, ou plus fenfible s'il ne l'eft pas affez, ou fenfible par des traits plus doux ou plus forts, plus riants ou plus nobles plus terribles ou plus touchants, s'il n'a pas en luimême, ou s'il n'a pas affez. tel ou tel de ces caracteres. (a)

Voyons comment & par quels degrés les images, d'abord introduites par le befoin font devenues depuis un ornement de luxe dans le langage.

Nos idées primitives peuvent fe divifer en deux claffes: les unes nous rendent les apparences du dehors, les autres nous inftruifent de ce qui fe paffe au dedans de nous. Les impref

(a) Quelle cose che apena con l'intelleto possiamo Le Taffe. confiderare le recoprirono con un gentilliffimo vello

d'allegoria.

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