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brouiller avec personne, que je vous avertis de ce qui vous arriverait, et vous en conviendrez, car on aime la vérité quand elle ne peut nous nuire.

Vous voyez, Monsieur, que dès-lors j'avais deviné leur malin vouloir : j'ignorais encore ce qu'ils méditaient; mais je le savais quand je refusais ma copie à M. Furia.

Pour comprendre l'importance que nous y attachions l'un et l'autre, il faut savoir comment cette copie fut faite. Le caractère du manuscrit m'était tout nouveau : MM. Furia et Bencini l'ayant tenu assez long-temps pour en avoir quelque habitude, me dictaient d'abord, et j'écrivais, et en écrivant, je laissais aux endroits qu'ils n'avaient pu lire dans l'original, parce que les traits en étaient ou effacés ou confus, des espaces en blanc. Quand j'eus ainsi achevé d'écrire tout ce qui manquait dans l'imprimé ; je pris à mon tour le manuscrit, et guidé par le sens, que j'entendais mieux qu'eux, je lus ou devinai partout les mots que ces messieurs n'avaient pu déchiffrer, et eux qui tenaient alors la plume, écrivant ce que je leur dictais, remplissaient dans ma copie les blancs que j'avais laissés. De plus, dans ce que j'avais écrit sous leur dictée, il se trouvait des fautes que je leur fis corriger d'après le manuscrit; ce qui produisit beaucoup de ratures. Ainsi, dans chaque page, et presque à chaque ligne, parmi les mots écrits de ma main, se trouvent des mots écrits par l'un d'eux, et c'est là ce qui constate l'authencité du tout; aussi voyez-vous que M. Furia, dans sa diatribe contre moi, atteste l'exactitude de cette copie, qu'il ne pourrait nier sans se faire tort à lui-même.

Plusieurs personnes à Florence, me parlant alors de la tache faite au manuscrit, me parurent persuadées que c'était de ma part une invention pour pouvoir altérer le texte dans quelque passage obscur et en éluder ainsi les difficultés. Ces bruits étaient semés par M. Furia, qui, à toute force, voulait discréditer l'édition que vous aviez annoncée, et sur laquelle il pensait que nous fondions, vous et moi, une spéculation des plus lucratives; car il ne pouvait ní

Groire ni comprendre que je fisse tout cela gratuitement et forcé de le croire à présent, il ne le comprend pas da

vantage.

En ce temps-là même vous avez pu lire dans la Gazette de Milan un article fait par quelqu'un de la cabale de M. Furia, où l'on avertissait le public de n'ajouter aucune foià un supplément de Longus qui allait paraître à Paris, attendu la destruction du manuscrit original, etc. Vous concevez, Monsieur, que, dans cet état de choses, M. Furia était le dernier à qui j'eusse confié le dépôt qu'il exigeait. Comment pouvais-je réparer le mal fait au manuscrit, si ce n'est en donnant au public le texte imprimé d'après une copie authentique? et cette preuye unique du texte que j'allais publier, pouvais-je la remettre à l'homme qui m'accu: sait de vouloir falsifier ce texte!

Notez que cette pièce, à moi si nécessaire, est, pour la bibliothèque, parfaitement inutile; elle ne peut avoir, aux yeux des savants, l'autorité du manuscrit, ni par conséquent en tenir lieu. S'il y a quelque erreur dans mon édition, c'est que j'ai mal lu l'original, et ma copie ne saurait servir à la corriger. Elle est inutile à ceux qui pourraient douter de la fidélité du texte imprimé, dont elle n'est pas la source, mais elle m'est utile à moi contre l'infidélité et la mauvaise foi du seigneur Furia, qui, s'il l'avait dans les mains, en altérant un seul mot, rendrait tout le reste suspect, au lieu que sa propre écriture le contraiut maintenant d'avouer l'authenticité de ce texte, qu'il nierait assurément s'il y avait moyen.

Si M. Furia eût eu cette copie en son pouvoir, il aurait d'abord publié de longues dissertations sur les ratures dout elle est pleine. Sa conclusion se devine assez, et la sottise de ses raisonnemens n'eût été connue que des habiles, qui sont toujours en petit nombre et ne décident de rien; aussi, loin de la lui confier, j'ai refusé même de la lui montrer; car s'il eût pu seulement savoir quels étaient les mots écrits de sa main, cela lui aurait suffi pour remplir les gazeltes

de nouvelles impertinences. En un mot, toute demande de. sa part me devait être suspecte, et son empressemeut fut le. premier motif de mon refus.

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Certes, la rage de ces messieurs se manifestait trop publiquement pour que je pusse me méprendre sur leurs intentions. Peu de jours après votre départ, les directeurs inspecteurs, conservateurs du sieur Furia s'assemblèrent avec lui chez le sieur Puzzini, chambellan, garde du Mu sée: on y transporta en cérémonie le saint manuscrit, suivi des quatre facultés. Là, les chimistes, convoqués pour opiner sur le pâté, déclarèrent tout d'une voix qu'ils n'y connaissaient rien; que cette tache était d'une encre tout extraordinaire, dont la composition, imaginée par moi exprès pour ce graud dessein, passait leur capacité, résistait à toute analyse, et ne se pouvait détruire par aucun des moyens connus. Procès-verbal fut fait du tout, et publié dans les journaux. M. Furia a écrit au long tout ce qui se passa dans cette mémorable séance : c'est le plus bel épisode de sa grande. histoire du pâté d'encre, et une pièce achevée dans le style. de Diafoirus ou de Chiampot la perruque. Pour moi, je ne puis m'empêcher de le dire, dussé-je m'attirer de nouveaux ennemis ; cela prouve seulement que les professeurs de Florence ne sont pas plus habiles en chimie qu'en littérature, çar le premier relieur de Paris leur eût montré que c'était, de l'encre de la petite vertu, et l'eût enlevée à leurs yeux par les procédés qu'on emploie, comme vous savez, tous les jours.

Mais que vous semble, Monsieur, de cette dévotion aux bouquins? A voir l'importance que ces messieurs attachent à leurs manuscrits, ne dirait-on pas qu'ils les lisent? Vous penserez qu'étant payés pour diriger, inspecter, conserver à Florence les lettres et les arts, ils soignent, sans trop savoir ce que c'est, le dépôt qui leur est confié, et se font de leurs soins un mérite, le seul qu'ils puissent avoir. Mais ce zèle de la maison du Seigneur est, je vous assure, bien nouveau chez eux; il n'a jamais pu s'émouvoir dans une occa

sion toute récente, et bien plus importante, comme vou

allez voir.

L'abbaye de Florence, d'où vient dans l'origine ce texte de Longus, était connue dans toute l'Europe comme contenant les manuscrits les plus précieux qui existassent. Peu de gens les avaient vus; car, pendant plusieurs siècles, cette bibliothèque resta inaccessible: il n'y pouvait entrer que des moines, c'est-à-dire qu'il n'y entrait personne. La collection qu'elle renfermait, d'autant plus intéressante qu'on la connaissait moins, était une mine toute neuve à exploiter pour les savants; c'était là qu'on eût pu trouver, non pas seulement un Longus, mais un Plutarque, un Diodore, un Polybe plus complets que nous ne les avons. J'y pénétrai enfin, comme je vous l'ai dit, avec M. Akerblad, quand le gouvernement français prit possession de la Toscane, et en une heure nous y vîmes de quoi ravir en extase tous les hellénistes du monde, pour me servir de vos termes, quatre-vingts manuscrits des neuvième et dixième siècle. Nous y remarquâmes surtout ce Plutarque dont je vous ai si souvent parlé. Ce que nous en pûmes lire me parut appartenir à la vie d'Épaminondas, qui manque dans les imprimés. Quelques mois. après, ce livre disparut, et avec lui tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus beau dans la bibliothèque, excepté le Longus, trop connu par la notice récente de M. Furia, pour qu'on eût osé le vendre. Sur les plaintes que nous fîmes M. Akerblad et moi, la Junte donna des ordres pour recouvrer ces manuscrits. On savait où ils étaient, qui les avait vendus, qui les avait achetés; rien n'était plus facile que de les retrouver : c'était matière à exercer le zèle des conservateurs, et nous pressâmes fort ces messieurs d'agir pour cela; mais ils ne voulaient, nous dirent-ils, faire de la peine à personne. La chose en demeura là. J'ai gardé la minute d'une lettre que j'écrivis à ce sujet à M. Chaban, membre de la Junte.

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< Monsieur,

Livourne, le 30 septembre 1808

> Les ordres que j'ai reçus m'ont obligé de partir si précipitamment, que j'eus à peine le temps de porter chez. vous ma carte à une heure où je ne pouvais espérer de > vous parler; manière de prendre congé de vous bien con» traire à mes projets; car après les marques de bonté que > vous m'avez données, Monsieur, j'avais dessein de vous > faire ma cour, et de profiter des dispositions favorables. > où je vous voyais pour rassembler et sauver ce qui se peut > encore trouver de précieux dans vos bibliothèques de.

moines. Mais puisque mon service m'empêche de parta-. > ger cette bonne œuvre, je veux au moins y contribuer par, mes prières. Je vous conjure, donc de vouloir bien ordonner que tous les manuscrits de l'abbaye soient transpor» tés à la bibliothèque de Saint-Laurent, et qu'on cherche. > ceux qui manquent d'après le catalogue existant. J'ai re> connu dernièrement que déjà quelques uns des plus im>portants ont disparu; mais il sera facile d'en trouver des > traces, et d'empêcher que ces monuments ne passent à > l'étranger, qui en est avide, ou même ne périssent dans > les mains de ceux qui les recèlent, comme il est arrivé. souvent, etc. »

On donna de nouveaux ordres pour la recherche des manuscrits. Je fus même nommé par la junte, avec M. Akerblad, commissaire à cet effet, honneur que nous refusâmes, lui, comme étranger, moi comme occupé ailleurs. Ce soin, de-. meura donc confié à MM. Puzzini et Furia, que rien ne peut engager à y penser le moins du monde ; ils ne voulaient alors faire de la peine à personne. Ceux qui avaient les manuscrits les gardèrent, et les ont encore.

Or, ces gens si indifférents à la perte d'une collection de tous les auteurs classiques, croirait-on que ce sont eux qui aujourd'hui, pour quatre mots d'une page d'un roman, quatre mots que, sans moi, ils n'eussent jamais,

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