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blâmera-t-on si je m'arrête à louer en peu de mots ses grandes qualités? Et par où pourrais-je mieux faire l'éloge d'Hélène, qu'en montrant combien ses admirateurs furent eux-mêmes dignes d'être admirés ? On juge par soi des choses de son temps. Nous avons mille moyens de prendre une juste idée des hommes et des faits plus rapprochés de nous; mais sur ce que le passé dérobe à nos regards, lorsqu'il s'agit de personnages dont rien ne reste que le bruit de ce qu'ils furent autrefois, nous ne pouvons que suivre le jugement de ceux qui, vivant avec eux dans ces temps reculés, se montrèrent vaillants et sages.

> Rien donc ne me paraît plus à la louange de Thésée, que d'avoir su, étant contemporain d'Hercule, égaler sa gloire à celle de ce héros ; car leur plus grande ressemblance n'était pas dans leur manière de s'armer et de combattre, mais dans l'usage qu'ils firent l'un et l'autre de leur puissance, et surtout dans leur constance à servir l'humanité par des entreprises dignes du sang dont ils étaient issus. La seule différence qui se remarque entre eux, c'est que les actions. de l'un furent plus éclatantes, celles de l'autre plus utiles. Hercule, soumis dès sa naissance aux ordres d'un tyran cruel, fut condamné à des travaux difficiles et périlleux, mais dont il ne résultait, le plus souvent, aucun avantage, ni pour lui, ni pour les autres. Thésée, maître de lui-même, chercha des dangers où la gloire de vaincre fut accompagnée. de la reconnaissance publique, et voulut que tous ses titres à l'admiration des hommes fussent autant de bienfaits. Car sans attaquer le Ciel, sans faire violence à la nature, sans aller chercher aux bornes du monde une gloire stérile, en détruisant les monstres qui désolaient l'Attique, exterminant les brigands dans toute la Grèce, punissant partout l'injustice et protégeant l'innocence, mais surtout en délivrant son pays de l'exécrable tribut qu'il payait aux Crétois, ce prince montra qu'il songeait bien moins à faire briller son courage, qu'à s'en servir utilement pour procurer à sa patrie et aux peuples de la Grèce, tous les avantages qui ré

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sultent de la paix intérieure, et de la facilité des relations réciproques.

> Ces grandes choses, dont la mémoire doit être éternelle, ne forment encore que la moindre partie de sa gloire, si on les compare à la conduite qu'il tint dans le gouvernement d'Athènes. Car, qu'était-ce qu'Athènes avant lui? un peuple sans frein, un état sans lois, où chacun abusant du pouvoir passager que le hasard lui dounait, travaillait de concert à la ruine publique, et ressentait lui-même tout le mal qu'il faisait. Thésée, à la mort de son père, trouva le désordre et la confusion parvenus au point que les citoyens, en proie aux attaques du dehors et à leurs propres fureurs, se défiant autant les uns des autres que de l'ennemi commun avaient sans cesse la crainte dans le cœur et le fer à la maiu. Nulle propriété n'était assurée, nulle autorité respectée. La force était la seule loi. Malheur à qui ne pouvait défendre ce qu'il possédait ; heureux qui pouvait conserver ce qu'il avait usurpé; ou, pour mieux dire, tous étaient également misérables, les opprimés ne voyant point de terme à leurs maux 4 et les oppresseurs menacés, des violences qu'ils exerçaient, se craiguant non-seulement l'un l'autre, mais redou tant jusqu'à ceux qu'ils faisaient trembler; aussi esclaves que tyrans et plus malheureux que leurs victimes. Mais sous Thésée, on vit bientôt succéder à ce chaos, l'ordre et l'harmonie. Comme sa valeur éloignait tout danger à l'extérieur, sa sagesse établit au dedans le calme et la concorde. D'abord jugeant avec raison que rien ne pourrait dissiper les haines, et réunir les citoyens sous une commune loi, tant que la nation, dispersée par bourgades et par captons, reufermerait pour ainsi dire autant de factions que de familles, il commença par rassembler le peuple entier dans un seulę ville, qui, en peu de tems, deviat la plus florissante de la Grèce. Ensuite il lui donna des lois, dont il établit pour fondement la souveraineté du peuple, et le droit qu'il étendit à tous les citoyens de prendre part aux affaires publiques ; car, pour lui, quelle que fût la forme du gouvernement, il

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lui

ne pouvait perdre l'empire que lui assuraient ses vertus, et il aimait mieux se voir le chef d'une nation libre et fière, que le maître d'un troupeau d'esclaves. Les Athéniens, de leur côté, loin de se montrer jaloux du pouvoir qu'il conservait, voulurent, au contraire, qu'il tiat de leur confiance un seconde fois l'autorité absolue à laquelle il avait renoncé, ne doutant pas qu'il ne leur valût mieux dépendre de que d'eux-mêmes. On vit alors ce spectacle extraordinaire un roi qui voulait que son peuple fât maître, un peuple qui priait son souverain de régner, un chef toutpuissant dans une république, et la liberté sous la monarchie. Aussi ses maximes n'étaient-elles pas celles de la plupart des princes, qui se croient faits pour jouir en repos du travail d'autrui, et nourrir leur propre mollesse de la sueur de leurs sujets. Thésée se croyait obligé de travailler lui seul, pour le repos de tous, et d'assurer à ceux qui vivaient sous ses lois, la paix et le bonheur, en prenant pour lui les fatigues et les dangers. C'est ainsi qu'il régna longtemps, sans employer, pour se maintenir, ni alliance, ni secours étrangers, n'ayant de garde que son peuple, et d'ennemis que ceux de l'état. La sagesse et la douceur de son gouvernement se retrouvent encore aujourd'hui dans nos lois et dans nos mœurs.

› Qu'on se figure à présent, ce que devait être celle qui, non-seulement fut préférée par un héros de ce caractère à toutes les femmes de son temps, mais dont la beauté à peine formée triompha d'une vertu si rare, au point de l'amener à une démarche, qui faite pour toute autre qu'Hélène eût été le comble de la folie et de la témérité. Ici le prix de l'objet justifie seul l'entreprise: et peut-être, au temps où vivait Thésée, n'était-il point d'homme, qui se sentant comme lui digne de la posséder, n'eût tenté ce qu'il exécuta pour y parvenir. Du reste, il faut avouer qu'on ne peut guère exiger de preuve plus sensible, ni de témoignage plus éclatant du mérite d'Hélène, que ce que fit Thésée pour s'en rendre maître.

> Mais, de peur qu'on ne m'accuse d'abuser ici de là réputation de son premier amant, pour la faire briller d'une gloire empruntée, je passe à l'examen des autres époques de sa vie. Ayant perda tout espoir de revoir jamais Thésée, demeuré captif aux enfers, dans cette généreuse entreprise, où, quittant sa maîtresse pour servir son ami, il perdit l'un et l'autre avec la liberté ; après lui, elle vit bientôt, de retour à Lacédémone, tout ce qu'il y avait de rois et de princes dans la Grèce, faire éclater pour elle les même sentiments. Car chacun d'eux pouvant, dans son propre pays, se choisir une femme parmi les plus belles, ils aimaient mieux venir à Sparte demander Hélène à son père; et avant qu'on pût soupçonner lequel serait préféré, les espérances étant égales, ainsi que les prétentions, et la palme suspendue, comme il était aisé de prévoir que le possesseur d'une beauté si vantée, aurait tout à craindre de la part de ses rivaux connus ou cachés, tous les prétendants firent serment que, quel que fût celui qui l'obtiendrait, le premier qui tenterait de la lui ravir aurait pour ennemis tous les autres; chacun d'eux croyant assurer son bonheur par cette précaution. Eu cela tous s'abusaient, hors Ménélas; mais sur le reste, on vit bientôt qu'ils ne s'étaient pas trompés, et que d'un bien si envié la garde était plus difficile encore que l'acquisition.

» En effet, peu de temps après survint, entre les Déesses, cette fameuse querelle, de laquelle Paris fut établi juge, et l'une d'elles lui promettant de le rendre invincible à la guerre, l'autre de le faire régner sur toute l'Asie, la troisième de l'unir à Hélène; dans l'impossibilité de fixer son jugement sur ce qui s'offrait à sa vue, arbitre confus de tant de beautés trop éblouissantes pour des yeux mortels, et réduit à se décider par la seule comparaison des dons qui lui étaient offerts, il préféra, à tout le reste, le titre d'époux d'Hélène et de gendre de Jupiter. Car il ne faut pas croire que le plaisir seul l'eût déterminé (encore que ce motif ne soit pas sans force, même aux yeux des sages), s'il n'eût réfléchi que la plus haute fortune est souvent le par

tage. du moindre mérite, et que mille autres après lui s'illustreraient par des victoires, tandis que bien peu se pourraient vanter d'être en même temps issus et alliés du maître des Dieux. D'ailleurs, par un calcul tout simple, forcé de choisir entre trois Déesses, et devant opposer à la haine de deux l'amitié d'une seule, pouvait-il ne pas se décider pour celle dont la faveur lui promettait les plus douces jouissances de la vie, et dont la haine seule eût empoisonné toutes les faveurs des deux autres? Il n'est point d'esprit raisonnable qui ne trouve dans ces motifs de quoi justifier le choix que fit Pâris ; et si on l'en voit blâmé, ce n'est que par ceux dont l'opinion se règle sur les événements et sur l'apparence des choses; erreur où il faut les laisser. Car enfin, que dire à des gens qui prétendent, en cette affaire, voir plus clair que Pâris, qui appellent d'un arrêt auquel s'en rapportent les Dieux, et osent taxer de peu de jugement celui que tout l'Olympe reconnut pour juge?

› Ce qui m'étonne, quant à moi, c'est qu'on puisse dire qu'il eut tort de vouloir vivre avec Hélène, pour qui moururent tant de rois. Comment d'ailleurs Pâris eût-il méprisé la beauté, dont les Dieux se montraient à lui si jaloux ? Et que pouvait une Déesse lui offir de plus séduisant que ce qu'elle-même estimait le plus? Quel homme enfin eût dédaigué cet objet de tant de voeux, dont la Grèce entière ressentit la perte, comme si on lui eût ôté ses Dieux et sej temples, et dont la possession rendit le barbare aussi or gueilleux que l'aurait pu faire la plus belle victoire remportée sur nous ? Car depuis long-temps diverses offenses avaient donné lieu, de part et d'autre, à des plaintes, sans jamais produire de rupture ouverte ; mais Hélène ravie arma tout d'un coup l'Europe et l'Asie. Des peuples que rien jusques-là n'avait pu porter à se combattre, pour elle seule se firent une guerre, la plus grande et la plus terrible qu'on eût encore vue, mais dans laquelle rien ne parut aussi sur prenant que l'obstination des deux partis. Car les Troyens pouvant, s'ils eussent voulu rendfe Hélène, arrêter le cours

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