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Dans ce monde, la mort qui se hâte vient confondre l'empereur et le moine : chacun s'en va n'emportant que ses œuvres; alors on est bien aise d'avoir semé au milieu des larmes; le mal est passé, la joie lui succède pour l'éternité. Je regarde comme une grande grace d'être arrivé assez à temps pour avoir part aux travaux et aux peines qui suivent un nouvel établissement...

J'ai gardé les brebis, avec une vingtaine de chèvres; le maître berger voulut un jour me quitter pour aller chercher quelques agneaux : je ne sais si je rêvais au premier âge du monde, lorsque tout était commun: des cris qui venaient de loin me firent apercevoir que mon troupeau était dans les vignes; je criai aussi, je lançai des pierres, les chèvres gagnèrent un coteau voisin, et le reste suivit. Le berger, voyant cette belle conduite, me demanda : Si in mi tiera era pastor? J'ai été depuis garder les moutons avec un petit frère de quinze ou seize ans; il a une figure douce, telle que devait être celle du bon Abel. Il me laissa errer de coteau en coteau; je le menai à près d'une lieue du couvent.

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En Espagne, les seigneurs font de grandes aumônes. On a augmenté notre labourage, de

1. Si j'étais berger dans mon pays?

manière que, quoique nous soyons très-nombreux, je crois qu'en bien travaillant nous pourrons vivre sans secours d'étrangers, sans compter la foule de curieux et de pauvres que nous hébergeons. Je vous donne tous ces détails pour vous faire voir combien le bon Dieu a béni cet établissement: c'est ce que nous faisait remarquer dernièrement notre abbé, qui est Français, quoique sa famille soit originaire d'Espagne.

Fragment d'une lettre à ses sœurs, du 10 mars 1801.

Que vous êtes heureuses, mes chères sœurs, de voir les églises se rouvrir : profitez-en, soyez reconnaissantes, réjouissez-vous en Dieu qui ne cesse de vous protéger... Mon parti est bien pris, me voici fixé jusqu'à la mort; je souffre quelquefois, mais cette chère espérance que le bon Dieu a mise dans mon ame vient tous les soirs adoucir mes peines; et lorsque je me rappelle ta promesse que fit notre Sauveur à saint Pierre pour tous ceux qui renonceront aux biens de ce monde pour le suivre d'où me vient ce bonheur, me dis-je, que j'ai été appelé à suivre un si grand maître, qui donne le ciel pour un peu de terre? Quelquefois le souvenir des péchés de

ma vie passée m'inquiète; je sens bien que je n'ai encore rien fait pour satisfaire à une si grande dette, puis je me tranquillise en lisant cette belle méditation de saint Augustin: « Le <«< souvenir de mes iniquités pourrait me faire désespérer si le Verbe de Dieu ne se fût fait chair, et n'eût habité parmi nous; mais main«tenant je n'ose plus désespérer, parce que si,

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lorsque nous étions ennemis, nous avons été <«< réconciliés, etc. etc. » Il est impossible de ne pas reprendre courage. Procurez-vous ce livre de Méditations, Soliloques et Manuel de saint Augustin. Toute personne qui sert Dieu ne peut lire qu'avec transport ces belles peintures de la Jérusalem céleste. Quel puissant aiguillon pour s'animer à faire quelque chose pour notre Sauveur, qui, par sa mort, nous mérite une si belle vie! Lisez le Traité de l'amour de Dieu, de saint François de Sales; c'est un des livres qui m'ont fait le plus de plaisir en ma vie, quoique je l'aie lu en espagnol.

Fragment d'une lettre à ses frères, samedi de Páques 1801.

Après-demain, mes chers frères, jé ferai ma profession... Je suis étonné de me trouver si fort

un dernier jour de carême. C'est bien différent du premier où je fis un dur apprentissage. Les commencements d'une chose nouvelle sont d'ordinaire pénibles, parce qu'on n'en sent pas tous les rapports; ensuite peu à peu l'habitude semble changer la nature des choses, et on est étonné de faire avec facilité ce qui avait coûté d'abord tant de peine : c'est ce qui m'arrive. Vous avez dû être étonnés que j'aie embrassé un état qui m'enchaîne, moi qui ai toujours aimé l'indépendance, cette liberté de courir et de m'agiter. Depuis quelques années, quoique j'eusse une existence aussi agréable que ma position me le pût permettre, je me sentais inquiet, j'avais quelquefois du dégoût pour la vie. Enfin, en lisant la Vie de sainte Marie d'Égypte, je me sentis touché de la consolation qu'on trouve lorsqu'on se voue entièrement au service de Dieu, de manière que je pris dès lors la ferme résolution d'embrasser l'état dans lequel je suis à la veille d'entrer sans retour... Vous me parlez de vos affaires. Souvenez-vous que vous êtes frères, tous bons chrétiens. Vous n'appréciez pas assez ce titre, si vous avez besoin d'un tiers pour vous arranger sur vos intérêts respectifs. Ne refroidissez pas l'amitié par des comptes entre frères

tout doit se faire

par

un

à

peu près. Que les plus

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riches aident aux plus pauvres. Qu'il est doux de s'aimer entre frères, et de se réunir pour parler de la vie future et de Dieu, qui est luimême la parfaite charité!..... Prions la sainte Vierge, prions-la, cette bonne mère, qu'elle nous réunisse tous au ciel, avec mon père, ma mère, mes sœurs qui y sont déjà, et qui prient de leur côté. Nous ne sommes pas comme les païens, qui, à la mort de leurs proches, se désolent. Pour nous, réjouissons-nous dans le Seigneur, qui ne nous sépare que pour peu de temps. Adieu, mes frères, adieu; priez pour moi.

Fragment d'une lettre à sa belle-sœur, du jour de Pâques 1801.

A la veille de me vouer entièrement au silence, ma très-chère sœur, je viens vous faire mes derniers adieux. En quittant Paris, vous fûtes la seule que je pus embrasser... Je ne sais pas où sont mes oncles: si par hasard ils sont à votre portée, renouvelez-leur tous les sentiments d'un neveu qui ne pourra plus traverser les monts.

S'il plaît au bon Dieu, j'aurai demain le bonheur de faire mes vœux, ainsi qu'un jeune

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