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heures un quart, pour rompre le jeûne : j'eus une hémorrhagie assez forte le soir, et puis tous les matins à mon ordinaire. Perdant plus qu'une nourriture substantielle ne pouvait réparer, j'allais tous les jours m'affaiblissant, lorsque enfin Pâques est venu : depuis ce temps, on dîne à onze heures et demi, on fait une bonne collation à six, on travaille aussi beaucoup moins, de sorte que je me suis remis sur-lechamp. Le jour de Pâques, nous eûmes pour dîner, une bouillie de farine de maïs, du riz au lait, et des noix pour dessert. L'archevêque d'Auch, qui était venu donner les ordres à plusieurs de nos Pères, dîna au réfectoire. Le soir nous eûmes du raisiné et des raisins secs. Nous pouvons manger du laitage de nos brebis jusqu'à la Pentecôte. Quant à la quantité de nourriture, il ne m'est jamais arrivé de finir tout ce qu'on me donne. Je crois être celui de la communauté qui mange le plus doucement. Pour tout le reste, je suis très-content d'être ici; la règle est sévère, mais les supérieurs sont la charité même. On accuse notre R. Père d'être trop bon; je ne trouve pas que ce soit un défaut, ou c'est celui des saints. Il n'a d'autre privilège que de se lever plus tôt et de se coucher plus tard. C'est toujours le hasard qui place son écuelle devant lui:

un lit comme les autres, deux planches réunies et un coussin de paille, pas plus de chambre que moi. Il n'a qu'un parloir, où ceux qui ort quelque peine soit de l'ame ou du corps vont chercher une consolation, et on la trouve. Une chose que m'avait dite en arrivant le Père qui reçoit les étrangers, je l'éprouve déjà : sans jamais se parler, on est plein d'amitié les uns pour les autres; si quelqu'un se relâche, on a du chagrin, on prie pour lui, on l'avertit avec la plus grande douceur; et, si on est forcé de le renvoyer, ou qu'il veuille s'en aller luimême, on lui rend tout ce qu'il a apporté, ne retenant pas une obole pour sa nourriture ou ses habits, et on fait tout ce qu'on peut pour qu'il s'en aille content. Lorsque le père, la mère, ou quelque frère d'un Religieux meurt, si la famille a soin d'écrire au révérend Père, toute la communauté prie pour le défunt, mais personne ne sait qui cela regarde en propre : ainsi, cher frère, lorsque le bon Dieu vous appellera à lui, que cela vous soit une consolation dans ces derniers moments.

Ce qui me détermine à rester ici d'une manière décisive, c'est qu'il ne faut pas de vocation particulière pour y vivre; ce n'est pas eomme dans les autres couvents; nous sommes,

à proprement parler, des laboureurs qui vivent du travail de leurs mains, réunis, comme dans les premiers siècles de l'Église, pour servir Dieu dans un esprit de charité, suivant le précepte de notre Sauveur, qui dit au jeune homme : Abandonnez tout pour me suivre, sans lui demander s'il avait la vocation. Une autre chose qui suffirait pour me déterminer, c'est que notre maison est sous la protection particulière de la Vierge. Dès que nous entrons à l'église, on récite l'Ave, Maria, prosterné contre terre, le front appuyé sur le revers de la main. La SainteVierge est au maître-autel, peinte entre deux anges, et les yeux élevés vers le ciel ; je n'ai jamais rien vu de représenté si noblement: cet autel avait été couvert tout le carême; quel plaisir nous ressentimes tous le Samedi-Saint au soir, au Salve, Regina, lorsque le voile fut levé, et toute l'église illuminée! Je suis persuadé que l'archevêque d'Auch partagea notre joie ; j'avais reçu sa bénédiction.

Certainement, après tout ce que je vous ai dit, je ne désire rien tant que de mourir ici, et cela bientôt, pour ne pas augmenter le nombre de mes fautes. Mais si on me renvoyait par défaut de santé (mes hémorrhagies pouvant me faire traîner une vie faible et inutile, là où l'on

aime les gens qui travaillent), je prendrais le parti que j'avais toujours eu en vue, depuis quatorze ou quinze ans ; c'est d'acheter une petite maison et un champ, et de vivrẻ là à la sueur de mon front, tous les hommes y étant condamnés : je me fixerai en Espagne, ne pouvant pas revenir en France sans inquiéter mes amis. D'ailleurs, dans ce pays-ci, on donne du terrain à très-bon marché, et mille écus suffiraient, je pense, à mon établissement. Je tirerai toujours un grand profit d'être venu ici apprendre à faire pénitence, et à ne compter pour rien un corps destiné à devenir incessamment poussière, pour sauver mon ame qui est éternelle.

Au reste, ni l'habit, ni la maison ne rend vertueux : les mauvais anges péchèrent dans le sein de Dieu même, et Adam dans le paradis terrestre. Je sens bien que je n'en vaux pas davantage, pour être dans cette sainte congrégation : en théorie, je désire souffrir, parce que notre Sauveur nous a montré le chemin des souffrances comme l'unique pour conduire à la gloire; mais en pratique, lorsque j'ai froid, je cherche le soleil, et si j'ai trop chaud, je me réfugie à l'ombre. Envoyez-moi mon extrait de baptême d'ici au 19 mars. Je compte vous écrire encore une autre fois, dans trois mois : on peut le faire

toute l'année du noviciat. Adieu, mes chers frères; adieu à tous mes amis, particulièrement à Z., à C. et à Flo. : ceux-là sont de la famille.

P. S. Il y a près de quarante jours que ma iettre est commencée, et je sens de plus en plus combien grande a été la miséricorde du Seigneur envers moi, en me tirant de la voie large pour me conduire ici. Quand, après avoir lu la vie de sainte Marie d'Égypte, je me déterminai à suivre le parti que j'ai pris, ma résolution était ferme; mais je ne savais pas encore à quoi je m'engageais. Aujourd'hui je le sais, et je vois bien qu'une pareille grace n'a pu m'être acquise qu'au prix du sang de celui qui nous a rachetés tous, et qui ne cherche que le salut du pécheur... J'ai fait une aumône de trois cents livres à la maison de la Trappe, au nom de mes trois sœurs et de mes trois frères : ce me sera une grande consolation, si je persévère, comme je l'espère, d'entendre tant de braves gens prier pour ma famille; si je m'en vais, ce qu'à Dieu ne plaise, il me reste encore trois cents livres, montre, etc... Adieu, chers frères, chères sœurs. Ne vous souvenez plús de moi que dans vos prières; car je suis mort pour vous, et je désire ne plus vous revoir qu'au jour de la résurrection. Soyez charitables, faites du bien à ceux

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