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soixante-dix, et on refuse tous les jours des gens qui demandent à être reçus. Certes, j'ai eu assez de peine pour y parvenir, mais heureusement je suis venu ici sans avoir écrit, comme on le fait ordinairement, ne connaissant personne, nie confiant en la protection de la Sainte-Vierge, à qui je m'étais adressé avant de partir de Cordoue je ne me suis pas rebuté du premier refus, parce que je sais bien qu'après tout le révérend Père abbé n'est pas le vrai maître; aussi, après quelques jours, il entra dans ma chambre, et, après m'avoir embrassé, il me dit : « Désormais regardez-moi comme votre frère; je me ferais conscience de renvoyer quelqu'un qui se sauve du monde pour venir ici travailler à son salut. »>

En effet, par la grace de Dieu, c'est le seul motif qui m'a pressé de prendre ce parti. J'y étais résolu environ trois mois avant de sortir de France; mais où, et comment parvenir à ce que je désirais? Je n'en savais rien. Il n'y a que quatre pas de Barcelonne ici, mais les chemins les plus courts ne sont pas toujours ceux de la Providence; il entrait apparemment dans les desseins de Dieu que j'allasse d'abord àCordoue, à travers un des plus beaux pays de la nature, les royaumes de Valencé, de Murcie, de Grenade : je n'ai jamais rien vu de plus charmant que l'An

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dalousie. Plus j'avançais, plus je sentais augmenter le désir de voir d'autres contrées d'autres pays. Ayant rencontré aux environs de Tarragone un officier suisse, que j'avais connu dans le Valais, il me porta mon sac sur son cheval, et nous fîmes journée ensemble. Je ne sais comment, étant venu à parler de la Val-Sainte, et comment ces pauvres Pères avaient été obligés de passer en Russie, l'officier me dit qu'ils avaient formé une colonie en Aragon; aussitôt je me résolus de tourner mes pas vers ce côté, et je commençai ce long chemin, que j'ai fait seul, de nuit et de jour, à travers les montagnes qui se pressent avant d'arriver à Tortore; on y fait souvent cinq ou six lieues sans rencontrer personne; et l'on voit çà et là une multitude de croix qui annoncent la triste fin de quelque voyageur.

Les pays que je voyais, soit sauvages ou riants, me donnaient des idées agréables, ou me jetaient dans une de ces mélancolies qui plaisent par les différents sentiments qui viennent s'y associer. Je ne crois pas avoir jamais fait de voyage avec plus de confiance, ni avec plus de plaisir; je n'ai trouvé que des gens honnêtes, bons et charitables. Il n'y a rien de plus gai qu'une auberge espagnole, par la foule de gens

qui s'y rencontrent. Je suspendais non sac à un clou, sans le moindre souci : le prix du pain et de la viande étant fixé, les pauvres voyageurs comme moi ne peuvent pas être trompés; d'ailleurs, je n'ai jamais rencontré de peuple moins intéressé; les servantes refusaient opiniâtrément de recevoir ma petite rétribution, et souvent des voituriers ont porté mon sac pendant plusieurs jours, sans vouloir rien accepter. Enfin, j'estime extrêmement ce peuple, qui s'estime lui-même, qui ne va pas servir chez les autres nations, et qui a conservé un caractère vraiment original. On parle beaucoup du libertinage qui règne ici; je crois qu'il y en a moins qu'en notre pays. Et puis, que de braves gens! Il n'y aurait pas moins de martyrs ici qu'en France, s'il était possible d'y détruire la religion. Je doute qu'on l'entreprenne encore; il faut auparavant que le libertinage de l'esprit passe au cœur ; et les Espagnols sont bien loin de là. Les Grands suivent la religion comme les petits; et, quoiqu'ils soient très-fiers, à l'église, il y a une égalité parfaite la duchesse s'y assied par terre auprès de sa servante. L'église est ordinairement le plus bel édifice du lieu. Elle est tenue très-proprement; le pavé en est couvert de nattes, au moins dans l'Andalousie. Les lampes qui brûlent

jour et nuit y sont par milliers. Dans une petite chapelle de la Sainte-Vierge, il y a quelquefois jusqu'à dix à onze lampes allumées. Quoiqu'il y ait une quantité immense de ruches d'abeilles, qu'on abandonne au milieu des montagnes les plus désertes, on tire de la cire de France, de l'Afrique et de l'Amérique.

Voilà déjà une forte digression. J'ai écrit le détail de mes voyages aux B. et aux Bo. Je ne sais si ces derniers ont reçu mes lettres; je leur avais marqué de vous les faire passer, si c'était possible; cela vous aurait peut-être amusés.

J'arrivai un jour dans une campagne déserte, à une porte superbe, seul reste d'une grande ville, et qui ne peut être qu'un ouvrage des Romains: le grand chemin moderne passe dessous. Je m'arrêtai à considérer cette porte qui est sûrement là depuis deux mille ans. Il me vint dans la pensée que cette ville avait été habitée par des gens qui, à la fleur de leur âge, voyaient la mort comme une chose très-éloignée, ou n'y pensaient pas du tout; qu'il y avait sûrement eu dans cette ville des partis, et des hommes acharnés les uns contre les autres ; et voilà que depuis des siècles leurs cendres s'élèvent confondues dans un même tourbillon. J'ai vu aussi Morviédo, où était bâtie Sagonte, et réfléchissant sur

la vanité du temps, je n'ai plus songé qu'à l'éternité. Qu'est-ce que cela me fera dans vingt ou trente ans, qu'on m'ait dépouillé de ma fortune à l'occasion d'une persécution contre les chrétiens? Saint Paul, ermite, ayant été dénoncé par son beau-frère, se retira dans un désert, abandonnant à son dénonciateur de très-grandes richesses; mais, comme dit saint Jérôme, qui n'aimerait mieux aujourd'hui avoir porté la pauvre tunique de Paul, avec ses mérites, que la pourpre des rois avec leurs peines et leurs tourments? Toutes ces réflexions réunies me déterminèrent à venir sans délai me réfugier ici, renonçant à tout projet de course ultérieure, espérant, si j'ai le bonheur d'aller au ciel, après avoir fait pénitence, de voir de là toutes les régions de la terre..

Je n'ai pas encore souffert le plus petit mal d'estomac, ni éprouvé d'autres peines qu'un peu de froid le matin, en allant au champ. Cependant l'avant-dernier vendredi du carême, je fus commandé pour aller nettoyer l'étable des brebis: après avoir fait depuis le point du jour jusque vers les deux heures et demie un travail très-rude, je pensais à me rapprocher du couvent, lorsqu'on m'envoya à la montagne chercher de l'herbe; je ne fus de retour qu'à quatre

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