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Droit en son chemin sûr au fil tracé de l'eau,
Elle glissait ainsi, lente et mystérieuse,

Sous l'yense au front noir, sous l'orme et le bouleau ;
Et le bouleau d'argent, l'orme ou la noire yeuse
S'écartant sur sa route aux deux côtés du val
Ouvraient plus largement sa route glorieuse.

Mais elle inattentive à tous les chants du soir,
Seule à travers la nuit, comme une âme étrangère,
Passait sans rien entendre, et passait sans rien voir.
Elle allait lentement dans l'herbe et la fougère.
Elle allait droit à moi, dans l'herbe où j'attendais,
Aux rayons de la lune, elle passait légère.
Elle venait à moi sous l'ombre du grand dais
Et la lune entourait sa nocturne effigie,
Elle venait sous l'ombre et je la regardais.

(H. BOUGES, le Jardin secret.

Au théâtre, le symbolisme a eu un succès plus grand. Sur la scène, il n'exigeait pas pour être compris un long et ennuyeux apprentissage, et puis, sournoisement, il empruntait à l'art classique et à l'art romantique quelques-unes de leurs meilleures ressources. Il avait enfin un aspect d'exotisme, et il avait trouvé son Victor Hugo, dans la personne d'Ibsen. Le génie de l'écrivain faisait ici valoir la théorie, ce qui n'est pas encore le cas dans la poésie pure. Mais l'art symboliste pour s'adapter au théâtre a dù subir de si grandes modifications qu'il n'est plus qu'un parent très éloigné de la poésie symboliste. Et en effet au théâtre la personne même de l'acteur, précise et concrète, enlève justement aux sentiments des personnages et aux personnages eux-mêmes leur imprécision et leur mystère. Le drame lyrique et musical dans la troisième manière de Wagner serait plus conforme à l'esthétique symboliste. C'est par son enseignement moral, plus que par son art, que le drame norwégien appartient au symbolisme.

Quelle est donc cette morale ? C'est la doctrine des essences, adaptée à la conduite de la vie. L'art symboliste a dégagé le mondes extérieur de la détermination que lui imposent nos sens et notre raison, il a fait de tous les êtres des forces, et ces forces il ne les connaît que par leur action sur nous, par nos émotions. Que fait la morale symboliste, elle dégage les âmes des déterminations que leur imposent le milieu, l'éducation, les mœurs, les convenances. Les ames sont des forces, capables d'émouvoir et d'être émues. L'art symboliste fait évoluer dans une liberté absolue les essences, la morale symboliste donne la même liberté absolue à l'essence qu'est notre personnalité. Et la mesure de la valeur des personnalités, c'est leur force. Pousser tout sentiment à son paroxysme, c'est la seule loi de cette morale. Aussi donne-t-elle à l'homme deux conseils le premier, c'est de se débarrasser des préjugés, c'est-à-dire de toute règle ; la seconde, c'est de chercher partout des nourritures capables de donner

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toutes les énergies et ses forces essentielles. Et elle évoque cet avenir, éternel mensonge des doctrines qui ne sont pas chrétiennes - où les âmes et les volontés dégagées des obscures sujétions de nos préjugés, sous lesquels furieusement elles se débattent en se blessant les unes les autres, s'épanouissent dans la splendeur, et n'étant ni contraintes ni tourmentées seront heureuses, fraternelles et bonnes.

La morale symboliste, par opposition à l'absence de morale qui a caractérisé honteusement le réalisme, s'est dévouée à la vie : elle a glorifié la puissance de vivre; et après la mort que le réalisme avait fait peser sur l'art et sur la conscience, c'est un progrès capital.

L'ÉCOLE ROMANE.

V

TROISIÈME ÉPoque de la poÉSIE CONTEMPORAINE

Sur quelques ouvrages, rares encore, mais extrêmement appréciés de la jeunesse poétique, est une Minerve; c'est le sceau de l'École romane. Quelques versificateurs excellents la composent. Ils viennent de l'École symboliste, et vont aux plus purs classiques, à Ronsard, à Malherbe, à Sophocle, à Pindare. Ils vont du Nord au Sud. C'est Jean Moréas, Raymond de La Tailhède, Charles Maurras qui est le théoricien et le critique de l'École, d'autres moins connus. Que veulent-ils ajouter au symbolisme? Tout simplement la règle, c'est-à-dire le beau puisqu'ici il s'agit d'art.

En effet il avait été fort méritoire, pour l'École symboliste, de prêcher la nécessité de la vie et de l'action. Mais la vie ne se suffit pas à elle-même, et l'intensité n'est pas la beauté. Ce fut le contre-sens de l'École symboliste; on peut l'excuser, car toutes les fois qu'une notion se perd, ceux qui la retrouvent pris d'enthousiasme pour elle, lui attribuent une valeur unique, et s'abandonnent à de fâcheuses exagérations. Les symbolistes n'évitèrent pas le danger commun. Ils oublièrent que s'il faut d'abord vivre il faut ensuite donner une règle à cette vie, le beau pour l'art, le bien pour la conduite. L'École romane a compris cette nécessité : de là sa raison d'être, de là son avenir.

« Cet insensé désir d'élever toute vie humaine au paroxysme, c'est le fond de l'erreur moderne qui ôte la paix de tout cœur, dit Ch. Maurras. Rien ne sera trop cher pour venir de l'anarchie où nous vivons aux accords et à la beauté... » (Ch. Maurras, le Chemin de paradis, préface.)

Aussi les poètes de l'École romane fidèles, encore aux essences des choses, ne les unissent point au hasard ou suivant la capacité qu'elles ont de nous émouvoir. Ils cherchent les combinaisons qui ont de la beauté. Ils étudient les modèles purs que la Grèce leur en offre, et ceux aussi qui sont l'honneur de notre renaissance et de notre âge classique. C'est leur première préoccupation.

Peut-être la portent-ils à l'excès. Et en effet ils oublient quelquefois

dans cette poursuite de la beauté ce sens de la vie que leur a enseigné le symbolisme. Mais il ne faut pas trop leur en vouloir, eux aussi n'en sont qu'à l'essai et au tâtonnement. Et puis ne faut-il pas qu'avant tout ils affirment les principes par lesquels ils se séparent du symbolisme.

Leur programme est donc vraiment très beau, leurs œuvres, rares encore, n'y répondent pas toujours; elles ont souvent un air gauche de copie et de pastiche. L'heure de l'éclatant triomphe n'est pas encore arrivé et c'est le soleil symboliste qui brille sur l'horizon; mais cette heure viendra. Ces jeunes poètes qui ont été comme Raymond de La Tailhède les admirateurs et les amis de Verlaine, que plus tard le symbolisme a compté parmi ses meilleurs disciples, ont l'avenir pour eux, car ils sont dans le droit chemin. La poésie marche avec eux.

Ils sont de l'école de demain, et quand leur jour se sera levé, on saluera leur œuvre, comme le retour à la vérité, à la beauté, à la tradition française; en eux se résumeront les efforts, les tâtonnements méritoires et incomplets de la Décadence et du Symbolisme. Les premiers jeunes gens qui ont quitté le réalisme ont bien fait, ils ont quitté le néant, l'abjection, l'ennui. Quand ils sont allés à Verlaine, on les a traités de déments, mais la poésie de Verlaine était un commencement. Ils ont quitté Verlaine au moment où sa gloire vulgarisée avait pénétré dans les cerveaux les plus grossiers, ils avaient bien compris que son influence éducatrice était épuisée. On s'est encore moqué d'eux, qui quittaient le temple au moment où la foule y venait. Ils sont allés à Mallarmé et au symbolisme. Ils font la gloire de cette école dont la renommée aura bientôt le même sort que celle de Verlaine, proie des philistins. Ils le sentent obscurément, et déjà ils la quittent, elle ne leur suffit pas et l'évolution s'achève, se complète. L'on peut prévoir au bout de ce cycle un merveilleux épanouissement lyrique. L'instrument de la poésie, langage et versification, a passé grâce à la Décadence par les plus radicales et les plus fécondes transformations. Le sens de la vie, a été rajeuni, agrandi par le symbolisme. Vienne la règle, qui donnera l'emploi de ces richesses, et les jeunes poètes auront ouvert des horizons plus larges peut-être que ne le firent il y a quatrevingts ans Chateaubriand, Hugo et Lamartine.

Mais il ne faut pas qu'ils s'arrêtent. Comme leur évolution n'a pas été préméditée, peut-être seront-ils effrayés quand ils la compendront: avoir passé par tant de folies, pour arriver à tant de sagesse ! qui sait s'ils n'en seront pas effrayés. En tout cas la « force du bien » les a menés jusqu'au bord du monde nouveau. Ils ont à choisir : ou rester dans les obscurités fatigantes et dans les outrances de la morale et de l'art symbolistes, ou bien passer avec toutes les richesses qu'ils ont acquises chez les barbares dans le royaume de la lumière, de la beauté et de l'ordre.

Claude DES ROCHES.

BULLETIN DE PHILOSOPHIE SOCIALE

LES SOCIOLOGUES ÉVOLUTIONNISTES EN FRANCE

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M. E. DURKEIM: Les Règles de la méthode sociologique (Paris, Alcan, 1895). M. G. LEBON Lois psychologiques de l'Evolution des peuples (2o édition, 1895). Pschologie des foules (1895). M. TARDE Les lois de l'Imitation, etuule sociologique (2e édition, 1895). M. IZOULET: La Cité moderne, Métaphysique de la sociologie (2o édition, 1895).

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L'évolutionnisme est entré partout; comment les sociologues lui eussent-ils fermé la porte de leur cabinet? Il eût fallu, pour cela, que cette catégorie de philosophes, spécialement obligés par devoir d'état, d'observer tout au moins de leur fenêtre, la foule qui passe, n'eussent été ni de leur temps, ni de leur pays. Or, un philosophe en est toujours, quoi qu'ait dit Taine. Ce n'est pas, il est vrai, en tant que philosophe. L'universel, son idéal, exigerait au contraire qu'il fût l'homme, dans l'absolue pureté de sa définition métaphysique; sa raison impersonnelle et cosmopolite devrait voleter parmi les choses pour n'en butiner que la plus pure quintessence de l'abstraction formelle. Mais quoi, on sera toujours « Un tel » ! Dès lors, on aura beau s'attacher, en toute sincérité, à formuler sans mélange de conceptions subjectives, les lois et les causes premières des faits sociaux, on ne se détachera pas de soi, pour cela. Le normalien, l'agrégé de philosophie universitaire, le professeur de faculté, le médecin psychologue, l'ancien magistrat, emploieront, à philosopher des choses sociales leurs tendances intimes, leurs habitudes professionnelles, et, comme aujourd'hui l'évolutionnisme a pénétré tous les milieux où spécule la pensée et où se meut l'action, c'est par cette empreinte du milieu particulier sur l'individu et de l'état de vie sur le philosophe, que la contagion évolutionniste s'est propagée en philosophie sociale... Je me redisais donc une fois de plus ces vérités cent fois dites, après avoir lu ces derniers temps les récents ouvrages ou les dernières rééditions de MM. Durkheim, Lebon, Tarde et Izoulet. Ces redites-là ont du bon. Elles

aident à comprendre un auteur au sens intellectuel comme au sens large et sympathique du mot. Il faut, sans doute, tabler avant tout, en matière scientifique, sur ce que dit un livre la lettre de l'auteur fait foi de sa pensée. Mais la lettre, c'est ce qu'on pense, plus ce qu'on dit volontairement, face au public; il y a derrière, ce qu'on pense à part soi, naturellement, et comme sans en avoir conscience. Il est permis au lecteur, curieux de comprendre, de le découvrir, en regardant l'auteur dans le milieu où il vit et dans les habitudes familières que décèlent le ton, l'allure, la couleur, la composition de son livre. C'est de là souvent, de ce milieu où trempe sa personnalité, qu'il tire les raisons de ses raisons, les principes de ses principes, l'original mélange de découvertes et d'erreurs qui le fait être ce philosophe un tel, évolutionniste en tel genre.

I. UN ÉVOLUTIONNISTE MÉCANISTE M. DURKHEIM,

Dans la seconde édition de ses Règles de la Méthode sociologique, M. Durkheim ne nous présente pas, comme pourraient le faire croire ce titre et la table des chapitres, un simple corps de règles à l'usage des sociologues pratiquants, avec motifs à l'appui. Il se livre surtout à une analyse très fouillée de certains faits primordiaux, d'où se dégage toute une philosophie sociale. Déjà celle-ci était indiquée, esquissée à d'autres points de vue dans un ouvrage antérieur: De la division du travail social (1893). La voici, dans les Règles de la Méthode, ramenée à ses principes premiers.

L'un d'eux n'est autre que l'exclusion de toute finalité dans la production des faits sociaux; d'où il suit que leurs formes diverses n'ont d'autre raison d'être que les divers agents d'où elles résultent : tout l'évolutionnisme mécaniste de M. Dürkheim est en puissance dans cette exclusion. Il faut donc la justifier elle-même pour justifier le système qui s'en déduit.

M. Durkheim, un vrai philosophe, remonte pour cela dès la première page de son livre, à la définition de la société et du fait social. « La société, nous dit-il, - n'est pas une simple somme d'individus; mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres... Le groupe pense, sent, agit tout autrement que ne feraient ses membres s'ils étaient isolés (1). » Rien de plus vrai que

(1) P. 1 à 19; p. 127, 128.

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